J’ai froid. Laissant le soleil se coucher à ma droite, énorme et rouge, puis sous mes ailes, en cette fraîche soirée de mars, je rentre. Tout le jour j’ai sillonné la Beauce, vers les vents du Nord, les ados et les terres labourées, me posant ici ou là, épuisée depuis mon arrivée. Je remonte presque chaque jour vers Ouzouer, puis file sur Patay. Je dois reprendre des forces, me remplumer, avaler des vers en quantité, des insectes aussi, ce que je trouve. Je me sens si faible, mes longs vols depuis les plages de Belgique m’ont vidée, plusieurs de mes compagnes sont mortes ; d’autres, trop vieilles, ne pourront plus attendre bien longtemps nos partenaires d’épousailles, face aux vingt-trois arches du pont de Beaugency, sur les îlots grignotés par le fleuve.
J’espère tant le retrouver, mon Paco, lui qui doit remonter d’Espagne. Il était si beau, l’an passé, avec sa bague verte à la patte, trois chiffres gravés en blanc : 0.3.0. Je ne lui ai pas beaucoup résisté, il faut le reconnaître : têtes en l’air, cous étirés, quelques pointes, courte parade, formalités… Passons.
J’attends, je gagne Lestiou et Avaray, où je me laisse porter par le flot, tumultueux et bruyant, large piste de danse où, tels des derviches tourneurs, des tourbillons s’engloutissent et renaissent aussitôt, sans fin. Parfois je trouve une petite place sur le sable de la grande île et me lave, au milieu de mes camarades, rémige après rémige, soigneusement. L’heure approche, le résultat doit être parfait : bonnette immaculée, coupe droite, en carré de jais, bec rouge sombre, légèrement tombant, et surtout, comme chez toutes mes congénères mélanocéphales, cet extraordinaire trait de crayon autour de l’œil, orange et mal cerclé, qui nous rend à la fois inquiétantes et irrésistibles. Car nous sommes supérieurement belles, alors nos sœurs rieuses se poussent, font mine de nous ignorer ; et ces petites moniales ne peuvent pas non plus rivaliser par le chant, incapables de ce feulement bref qui traverse le ciel et fait se lever les têtes étonnées des promeneurs ; quelques grands enfants attendent même notre venue, chaque année, et reconnaissent immédiatement, en souriant, notre plainte forte, rauque et grave, entre cri de femme napolitaine délaissée et lied traînant des chanteuses allemandes d’après-guerre…
Oui, c’est ici, au beau milieu d’une Europe des confluences que moi, Melenn, je l’attends, mon arpenteur des rizières andalouses ; ici, sur les coteaux de Beauce, surfaces aux angles droits et nets, grandes peintures vivantes en à-plats de couleurs, jaunes, bis, isabelle, bruns, chocolat, je ne saurai jamais toutes les dire, toutes ces teintes qui changent d’une aube l’autre, d’une démission de soleil à une giboulée aveuglante, d’une averse irisée à un matin calme sans limite. A perte de vie. Où nous pourrons manger, pour nos petits, tantôt lui, tantôt moi, de longues heures durant, avant de rentrer en suivant les clochers gris des campagnes, trapus et gourds, couverts de lichens, jusqu’au dernier, bleu d’ardoise, orphelin, grosse tour triste, Saint-Firmin. On attendra encore un peu, qu’il ait fini de frapper sa comptine vieille de six siècles, par respect pour sa solitude et sa majesté de pointe fine dressée au milieu des chaos de bâtisses, puis on se posera au milieu des agressions de la faim, hurlée du fond des centaines de gorges avides de croître, dressées, fragiles.
Passeront ainsi nos jours de printemps, à surveiller les choucas voleurs de nos œufs, les hérons avaleurs de nos oisillons, les crues capables de nous emporter en quelques heures ; nous nous relaierons, inlassablement, dans notre quête de nourriture. Semaine après semaine. Puis nous partirons, nos portulans en tête : béguines vers la Hollande, la Baltique, les grandes plages du Nord de l’Europe – ou pérégrines vers l’Orient, la Méditerranée, l’Italie, la Grèce, de nouveau seules, jusqu’au prochain hiver et, bientôt, notre grand voyage vers le manteau d’Arlequin de la Beauce grasse, léché par la langue vive et grise de la Loire en eaux.
Melenn