« Papi c’est quoi une abeille ? C’est bon le miel ? Pourquoi il n’y a plus de pommes ? Comment ça pousse une tomate ? »
C’est ce que ses petits-enfants se demandent chaque fois qu’ils viennent à la maison. Il ne sait pas quoi leur répondre. Ces questions sont atroces à entendre. Aujourd’hui il s’est lancé, et il leur a raconté ce qui s’était passé.
« Vous savez les enfants, avant j’étais apiculteur, j’avais des ruches et je produisais du miel, j’aimais mes abeilles et elles me le rendaient bien. Tous les ans c’était un grand bonheur de voir sortir de l’hiver toutes les ruches vivantes, c’était magique de voir les abeilles récolter le doux nectar que les fleurs offraient si généreusement. Je me souviens de ces récoltes où nous étions tellement heureux que nous en oubliions tout ce qui se passait autour de nous. Je vendais mon miel sur les marchés, j’aimais échanger avec les clients, leur raconter mes journées, la vie des abeilles ainsi que la chance que j’avais de pouvoir travailler en pleine nature au contact d’animaux. Quand certains me demandaient si les abeilles allaient bien car ils entendaient parler de « disparition des abeilles », je répondais toujours très optimiste que je n’étais pas touché et que je faisais tout ce qui était en mon pouvoir pour protéger mes douces ouvrières. Les années passaient, et cette question revenait souvent, c’est vrai que je voyais que mes colonies avaient de plus en plus de mal à repartir au printemps, et que chaque année ma production de miel diminuait. Un jour je pris conscience que cette « disparition » était présente, elle était réelle. Que fallait-il faire ? En parler autour de nous ? Avertir les autorités ? J’avais signé les pétitions pour l’abolition de certains produits de traitements. J’en parlais autour de moi. Je m’engageais pour la biodiversité avec mes amis paysans en créant des jachères fleuries, je réalisais des interventions afin de sensibiliser les gens autour de moi sur notre futur. Je déplaçais mes ruches afin de leur trouver des emplacements plus sains, protégés de toute pollution. A mon tour je devenais réaliste voire pessimiste sur le sort de mes fidèles amies. J’appelais des amis apiculteurs en France afin de savoir si eux aussi avaient ressenti les mêmes symptômes. Je fus surpris d’entendre que tous étaient touchés et que beaucoup d’entre eux étaient obligés de cesser leurs activités car ils n’avaient plus d’abeilles pour travailler. Les manifestations se succédèrent mais sans impact, ce n’était que de simples abeilles, il est vrai que si les abeilles avaient été de la taille d’une vache, cela aurait touché un plus grand nombre, et la vision de cette disparition plus réaliste aux yeux de tous. Tous les jours j’apprenais que certains pays étaient touchés, chaque jour la liste grandissait et l’on pouvait voir la détresse dans les yeux de ces personnes qui venaient de tout perdre. Tous les jours j’allais dans la forêt, voir mes emplacements de ruches afin de voir ce qui me restait de vivant. Un jour, plus rien, elles étaient toutes décimées… Ce jour-là, j’ai pleuré, à la fois pour mes abeilles mais pour l’humanité, pour mes enfants, mes petits-enfants, la nature et la terre. »
Cela fait bientôt cinq ans qu’il n’est plus apiculteur car toutes les abeilles ont disparu. Il a du arrêter son activité, il n’a rien à léguer à ses enfants et petits-enfants hormis un monde sans fruits ni légumes, sans miel sans abeilles. Cinq ans qu’il ne fait plus les marchés, cinq ans que ses collègues arboriculteurs maraîchers n’ont plus d’activité. Cinq ans que les paysans ayant cru aux promesses des grands groupes, se sont retrouvés sans rien, les miracles annoncés sur la pollinisation n’ont jamais eu lieu. Les fleurs qui jadis ornaient les champs ont été remplacées par des herbes folles n’ayant plus d’insectes pour assurer la pollinisation. Les robots abeilles mis en place par de grands groupes n’ont en fin de compte pas fonctionné comme ils l’avaient promis. Les gens développent de plus en plus de maladies liées à cette nouvelle alimentation. Les choses vont mal et il est trop tard maintenant pour faire machine arrière. Tout le monde sonne la sonnette d’alarme mais cela fait cinquante ans qu’on aurait dû réagir…
Il voit vos yeux remplis de larmes lui demander pourquoi.
« Pourquoi Papi t’as pu laisser faire ça ? Pourquoi tu ne t’es pas battu pour défendre la vie, la nature ? Tout ce qui nous reste ce ne sont que de belles histoires, des photos et des reportages sur internet. »
Sachez qu’il est désolé pour tout cela, son but était d’offrir à ses enfants et ses petits-enfants un avenir serein, plein de belles aventures, de belles rencontres et il voit que la seule chose qu’il leur laisse c’est le résultat de toutes les erreurs des humains, de toutes leurs avidités et de leur égoïsme.
Il s’est battu avec les amis arboriculteurs, maraîchers et paysans pour sensibiliser ses clients, ses amis, ses parents. Ils ont fait de grandes assemblées pour expliquer, apporter des alternatives, réapprendre à consommer mais en vain.
Voilà les enfants pourquoi il n’y a plus d’abeilles, de tomates ou de pommes…
La ruche abandonnée