Chère Madame,
Je me permets de vous écrire pour vous demander un petit service.
Car nous nous connaissons bien, n’est-ce pas ? Je vous aperçois tous les jeudis quand vous venez déposer quelques fleurs de votre jardin sur la tombe de votre pauvre mari.
Vous souvenez-vous, il y a de cela trente ou quarante ans, je ne sais plus exactement ; le temps passe si vite…
Chaque mois d’août, trois petits enfants, deux sœurs et leur cousin venaient en vacances dans la maison familiale.
Je viens vous demander de m’aider à retrouver ces enfants, qui maintenant doivent être grands-parents.
Peut-être pourriez-vous consulter internet ? Je crois que j’abuse de votre gentillesse!
Ces trois petits enfants étaient pour moi le bonheur de l’été.
Chaque jour, ils venaient jouer chez moi, moi qui n’abrite que des morts.
Eux étaient si vivants !
Je les entendais arriver de loin.
J’entendais leurs éclats de voix et leurs rires qui jaillissaient en cascade…
Ils appuyaient leurs petits vélos le long de mon mur et poussaient les lourdes grilles de fer forgé.
Dans ma mémoire est resté inscrit le grincement de la ferraille rouillée.
Je crois me souvenir que les petites filles s’appelaient Isabelle et Edith et leur cousin Jean-Etienne.
Ils entraient en moi, en sautillant et même en courant dans mes allées, mais sans jamais rien abîmer.
Leur jeu préféré consistait à lire les noms gravés sur les stèles des tombes et lorsque le nom des morts leur évoquait quelque chose, ils s’arrêtaient.
Je me souviens de la petite Edith qui mimait les noms.
Son préféré était la famille Leconte-Couture.
Alors elle marchait la tête haute, tout en faisant semblant de coudre.
Cela déclenchait des fous rires chez les deux autres.
Je me souviens aussi qu’ils s’asseyaient sur une des tombes pour prendre leur goûter, mais avec respect.
Parfois ils emportaient un petit ange ou une fleur en perles qui leur semblait un trésor : pas bien méchant !
J’aimais cette bouffée de vitalité, moi, pauvre cimetière de campagne, qui ne voyait du monde que les jours d’enterrement ou à la Toussaint.
Vous comprendrez que je ne les ai jamais oubliés.
Un mois de leur présence m’emplissait d’un tel bonheur que je pouvais affronter ensuite une année d’absence, rythmée par le vent d’hiver glacial qui m’enveloppait en sifflant, comme il sait si bien le faire dans les plaines de Beauce.
J’aimerais tant qu’ils poussent à nouveau la grille, parcourent mes allées et s’arrêtent quelques instants devant la tombe de leurs ancêtres.
Je compte sur vous pour leur transmettre le message.
Bien amicalement.
Le cimetière d’un petit village beauceron.