Lettre 058 : De la buse cultivée et de la Beauce variable à qui veut l’entendre

Je suis la buse variable, beau rapace des plaines européennes. Bien présente dans cette Beauce depuis que je suis reconnue et respectée. Perchée sur un simple piquet ou planant à la recherche d’une proie, je connais bien cette contrée. D’un regard aiguisé j’observe le cycle des saisons et l’activité des Hommes et de leurs machines. Voici quelques-unes de mes observations que je crie à qui veut l’entendre aux quatre coins de l’horizon.
Ici les couleurs du temps renouvellent sans cesse le nuancier de nos prés et de nos champs. Les grandes récoltes des beaux jours marquent la fin d’un cycle végétal. Puis un autre recommence par la préparation des champs. La terre est décompactée, aérée, émiettée. Avec amour elle est apprêtée afin de recevoir les graines automnales. Chez nous, à portée de Meung et à quelques enjambées d’Epieds, la terre nous rend l’amour que nous lui portons ; on la dit amoureuse. Vingt Diou ! C’est vrai qu’elle est collante !
Le cycle continue et s’égrènent ainsi les saisons jusqu’aux prochaines moissons. Même l’année scolaire est calquée sur ce cycle orchestré par Dame Nature. Les bacheliers récoltent en juillet la culture générale semée dès septembre. Et leurs parcelles ne manquent pas. Vous avez le « champ libre », d’un accès facile, on y cultive à peu près tout ce que l’on veut. Les « champs culturels » conviennent mieux à la polyculture classique et enfin, plus ardu mais plus gratifiant, vous avez le « champ lexical » toujours bien ordonné près du « champ sémantique » tout en nuances… Qui a dit le chant grégorien ? Mais revenons à nos ?… à nos ?… saisons.
Une fois les moissons terminées les tracteurs ne chôment pas. Ils sont de sortie et vont traîner jusque tard dans la nuit dans les étendues de chaumes. Ils traînent justement, un outil composé de nombreux disques métalliques déchaumeurs appelés cover crops. Les pauvres chaumes et la terre sont tranchés, bousculés et mélangés ; tous deux chantent leur complainte sous ces disques de fer traçant leurs microsillons. Un peu comme au temps des vinyles où l’on aurait entendu cette paille chanter ce fado : Sol, l’ami Sol, si doré, si facile à mirer… maintenant que le cover crop est passé. (Fa do : sol la mi sol si do ré si fa si la mi ré)
Jour après jour la rengaine continue. Elle accompagne la bourrée des tracteurs qui virent et qui voltent avec Dame charrue. Les tracteurs utilisent tous leurs chevaux moteur pour impressionner la belle Dame de fer ! Mais loin de minauder avec son fougueux partenaire Dame charrue danse et laboure avec ténacité. Et pour ce faire, elle enfonce fermement ses larges mains de fer au cœur des limons. Cette terre encore drapée de sa toge dorée ponctuée de repousses émeraude, est mise à nue par l’intrusion des corps de charrue. Quel caractère et quelle force, la terre en est toute retournée !!
C’est ainsi qu’apparaissent la peau craquelée des argiles chocolatées, veinée de caramel, et la chair striée des limons pralinés. Par endroit de fines marbrures crémeuses trahissent la présence de calcaires peu profonds.
Un jour que le soleil, affaibli par l’automne, parvient, après bien des assauts, à vaincre les inoffensives armées de brumes, le semoir attelé au tracteur, épouse les courbes de la plaine. Il caresse la terre du bout de ses doigts fins et métalliques d’où s’écoulent les semences écarlates.
La terre asséchée attend docilement son amie de l’au-delà. Puis l’eau de là-haut arrive enfin de tout là-bas, en nuages rangés, pour une bataille de hallebardes. La pluie généreuse offre son pouvoir hydratant, source de vie. Goutte après goutte, elle se répand et se couche dans le lit de semences. Les épousailles de l’eau et de la terre vont porter leurs fruits. Tous deux, avec l’amour rayonnant du soleil, ravivent doucement les graines endormies.
Les germes, quelque peu ralentis par les premiers frimas de l’automne, cherchent à rejoindre la surface. Les sols trop motteux ne facilitent pas cette montée à l’air libre. Jeunes, douces et encore fragiles les plantules s’embellissent secrètement d’une délicate chevelure racinaire. Cette discrète coquetterie capillaire adore s’épanouir dans un sol bien aéré. Elle favorisera la vitalité et la générosité des plantes qui en tireront bénéfice au moment de la récolte.
Chaque matin le soleil envoie ses photons émissaires. Ils annoncent son arrivée imminente dans cette plaine encore bien ténébreuse. Les plantules veulent profiter de ce jour naissant. Elles s’élancent vers le ciel pour capter les premiers rayons du beau disque orangé, encore tout tremblant de s’être hissé sur l’horizon. Leurs jeunes feuilles lancéolées, le pointent du doigt et semblent lui dire :

– Nous voici astre du jour qui nous a données la vie. Merci à tes fils voyageurs que sont les nuages et merci à la pluie ta chère petite-fille. Merci aux Hommes des champs et aux terres de Beauce cultivées dont la qualité est « variable » selon les contrées.

La buse cultivée et la Beauce variable