Lettre 061 : De l’asperge au client du restaurant

Je t’en prie, ne te précipite pas. Tu as tout ton temps. Tu as bien choisi ta table, c’est la meilleure du pays. Et sur la carte tu as tout de suite repéré mon nom, tu as bon goût… Alors prends ton temps, j’ai des choses à te raconter.
C’est ta femme qui est près de toi ? Joli visage ! Si, si ! Et on dirait bien qu’elle attend… Moi aussi, tu sais, je commence ma vie dans mon petit cocon, dans une enveloppe de terre sableuse et douce qui me préserve. Je ne suis pas seule quand l’agriculteur me plante du bout des doigts. Il enfouit la « griffe » – mes sœurs et moi – et me recouvre juste pour me tenir chaud. Et puis le tracteur dépose ce qu’il faut de terre pour me protéger encore plus.
Commence alors ma vie obscure, mais moi ce n’est pas neuf mois comme votre bout de chou, c’est trois ans ! Trois ans à me vivifier aux quatre saisons : le vent, la pluie, le froid et le soleil de l’été. Trois ans à me fortifier.
Et un beau jour, à la chaleur du printemps, je pointe la tête, une blancheur de nacre. Avec la lumière, je change de couleur, je passe du rose violet au vert. C’est là que je sens les regards qui s’attardent sur moi. Je commence à faire des envieux.
A peine le temps de respirer le grand air que… Enfoncer la gouge, me sectionner les pieds, me trancher à la bonne longueur, me calibrer : le balai, la moyenne et la super, les inclassables au rebut ! Et mise en vente ! Un destin…
Et ce n’est pas tout. Sur la table de la cuisine : épluchage au couteau ou à l’économe et me voilà sans peau.
Que de brutalité ! Et pourtant… Vient la fête. La fête du goût, la fête des saveurs. On m’a préparée avec amour, avec délicatesse, avec finesse. Le cuisinier s’est demandé comment exalter ma sensualité. Et me voici, dans ton assiette… Prends le temps de déguster mon goût puissant et ma texture sans égale. Je le mérite. C’est un vrai concert pour mélomane…

L’asperge