Lettre 068 : D’un vieux brocard aux chasseurs

On me demande de communiquer un texte relatant les meilleurs moments de ma vie. Je vais donc vous raconter une grande émotion de chasse.

Peut-être le savez-vous ou sinon je vais vous l’apprendre, nous autres, les chevreuils, sommes des animaux soumis à un plan de chasse. C’est-à-dire qu’un quota d’attribution est accordé à la Fédération départementale des chasseurs proportionnellement à la superficie boisée d’un territoire. En l’occurrence « mon » chasseur eut droit, pour la saison 2003/2004, à un brocard (un mâle de mon espèce). Moi, je n’étais alors qu’un chevrillard mâle bien ignorant des choses de la vie.

Ce soir d’octobre-là, je partis en gagnage – ce qui signifie « aller se nourrir » dans notre langue – avec ma mère (chevrette) et ma sœur  (chevrillard femelle) ! Celle-ci allait devant, regardant sans cesse derrière elle, dans notre direction. Ma mère la suivait. Moi je restais plus méfiant, j’avais éventé une présence humaine.

Pendant qu’elles allaient brouter à une dizaine de mètres de moi, je me suis approché doucement de la taille de feuillus derrière laquelle l’homme s’était posté. Je vins le renifler à un mètre. Il restait complètement immobile, assis sur son trépied sans même un abaissement des paupières. Il semblait fasciné…

Puis je rejoignis mes congénères. Je revins ainsi à trois reprises, flairant son odeur et m’approchant de plus en plus de lui. Puis je retrouvai ma famille et nous nous élançâmes tous les trois dans la plaine en direction de la forêt voisine. L’homme dut voir disparaître les deux taches en forme de cœur pour les femelles et celle, pour moi, en forme de haricot pour les mâles. Il n’avait pas tiré.

C’était il y a 13 ans. Je suis maintenant un vieux brocard mais cette histoire reste un souvenir unique, un moment de grâce.

Peut-être, à la lecture, reconnaîtrez-vous le chasseur dont je parle. Si tel est le cas, dites-lui qu’il vienne le dernier dimanche d’octobre, se poster à l’endroit convenu, il n’aura pas longtemps à m’attendre.

Bien sûr, avec l’âge, j’ai un peu ravalé et mes bois s’atrophient. Mais mes yeux, il les reconnaîtra, comme moi son odeur. Ce sont là des choses que l’on n’oublie jamais.

Le vieux brocard