Lettre 074 : D’un agneau à un consommateur

Je fais partie de la famille des « mouts », surnom simplet que notre maître berger nous donne, d’ailleurs chez lui tout est diminutif.
Comme il nous prend pour des moutons, notre conduite est le plus souvent à l’opposé de ses désirs. Avec son fils et son chien peureux, il cherche à dicter notre bien-être, persuadés qu’ils savent, eux, ce dont nous avons besoin. Tiens, pas plus tard qu’hier, l’orage menaçait et les voilà qu’ils entreprennent de nous rentrer à la bergerie !
Ma mère, une grosse Île de France, tient tête à ce cabot de clébart « den, den ! » et nous continuons à brouter paisiblement. Mais la pluie redouble bientôt d’intensité et les voilà à courir dans tous les sens pour arriver à leurs fins. Oui, c’est vrai que demain, ils nous déshabillent de notre laine d’hiver et nous tondent comme des moutons.
Avec mes frères et sœurs, nous repérons tout de suite quand ils veulent nous attraper.
L’un prend sa houlette, l’autre agite sa casquette, nous mettent en mêlée avec leurs claies et tout d’un coup, ils se jettent sur nous comme des bêtes pour nous attraper la patte et nous renverser comme des animaux. Leurs méthodes plus que brutales et inhumaines témoignent d’un manque de communication entre nous.
C’est vrai que je suis très gourmand  et que je me précipite toujours sur la nourriture mais mes bêlements à répétition sont là pour manifester nos revendications. Je raffole par exemple du lotier, une petite légumineuse très jolie que l’on trouve dans un coin de pré humide dont je tairai l’endroit exact, et pour le coup je pâture en concurrence avec le plus gros bélier du troupeau qui de surcroît est un des plus beaux, mais sa façon de dévorer mon herbe préférée sans partager me consterne.
Et voilà que mon berger, bien lui en a pris, de séparer le troupeau pour que je puisse bénéficier avec mes congénères du même âge de ces merveilleux plaisirs gustatifs.
Pour une fois, nos idées se rejoignent. L’homme serait-il donc capable de penser ?
Puis viendra le moment du gavage au foin et céréales de la ferme pour que nous soyons « bons » disent-ils. Nourriture uniforme destinée à rembourrer nos côtelettes, pour que les papilles cette fois du consommateur (j’ai horreur de cette appellation) soient au summum des expériences gastronomiques.              …/…
Contrairement à une conformité bassement alimentaire où seuls sont mesurés les critères de tendreté et d’absence de gras ; effet de mode sans doute avec les nuggets qui par chance ne sont pas de la viande d’agneau !
Je rêverais plutôt de kébab à l’agneau, goûteux, légèrement persillé !
C’est donc une fois dans l’assiette que notre destinée d’être mangé trouvera toute sa valeur.
Aux amateurs d’agneau, je vous salue bien fort.

L’agneau