Lettre 075 : Du ray-grass à vous

Quelle chaleur ! Moi et mes semblables étions bien tranquilles avant qu’arrive cette machine métallique jaune comme les blés avec lesquels nous vivons depuis plusieurs mois. Moi, graine de ray-grass, je fus secouée si brutalement que je fus séparée de mes frères et sœurs de l’épi parental. Après cette épreuve, je n’avais qu’une envie… un repos réparateur en bronzant sous le soleil beauceron. Ce ne fut pas bien long avant qu’un autre monstre de métal brondissant ne m’agite dans tous les sens et ne m’enterre sous des mottes sèches. Je gardais mes forces pour plus tard. Comment pourrais-je survivre loin de la vue du soleil sous cette terre sèche comme la cendre ? Une seule solution, me reposer jusqu’à l’arrivée de jours meilleurs.

Ma patience paya. Ainsi, en plein mois d’octobre, mon corps gonfla et germa grâce au retour de cette humidité bienfaitrice. Cependant, je sentais comme des picotements. Une sensation de mal être physiologique. De jours en jours, j’éprouvais de plus en plus de mal à puiser dans mes réserves pour entrapercevoir la lumière du jour. Encore un coup de cette ferraille roulante hurlante.

Le temps passa et peu à peu, je repris le dessus mais que fut mon soulagement quand je vis le soleil de nouveau ! Il était plus froid qu’en été mais nous étions si peu de ray-grass pointant à en profiter : Nous étions si nombreux avant l’été, fiers et forts, portés très haut par nos parents. Ces derniers avaient fait leur devoir malgré une fin éprouvante. Trois d’entre nous avions réussi à revoir le jour dans mon quartier. Par contre, nos anciens voisins les blés étaient beaucoup plus nombreux qu’auparavant. Quelle force ! Ils semblaient bien plus pugnaces et résistants qu’autrefois.

Un matin de décembre, alors que ma seconde feuille pointait, j’observai au loin un oiseau de fer posé au sol sur de grands cercles noirs. Il brandit de longues ailes grises étincelantes. Il se rapprochait lentement de mon quartier. En le fixant, je distinguai une brume sortant tout le long de ses ailes. Etrange spectacle. Au moment où cette brise s’étala sur mes feuilles, une douce sensation de fraîcheur m’envahit. Ce bonheur fut bref. Elle s’ensuivit d’un dégagement d’une odeur pestilentielle. Cette brise n’était que poison. Cette eau collante pénétra mes feuilles tendres et juvéniles. Quelle horreur et quelle torture durant plusieurs jours. Je peinais. Je crus mourir. De vives douleurs m’envahissaient. Aveuglé par la douleur, je mis plus d’une semaine à remarquer que trois voisins ray-grass avaient péri. Avant le passage de l’oiseau de fer, ils n’avaient qu’une feuille. Ils étaient plus jeunes que moi, plus faibles. Par contre, les blés arboraient une troisième feuille vert émeraude. Pourquoi ces machines métalliques n’en voudraient qu’à nous, les ray-grass ?

Quelques semaines plus tard, tandis que je me remettais de ce poison et que les blés devenaient de plus en plus envahissants, l’oiseau de fer revint. Envahi par une peur et à l’idée de sentir cette eau collante et malodorante pénétrer de nouveau en moi, je me résignai à subir une mort douloureuse. A quoi bon ? Je ne semblais pas le bienvenu dans ce quartier. Je fermai les yeux au passage de la machine ailée. Cette fois-ci, aucune brume mais un filet d’eau tomba à côté de moi. J’étais soulagé. Je restais tout de même méfiant mais que la surprise fut grande. Quelques jours plus tard, je sentais me pousser des ailes. Au loin, un de mes semblables apparut au-dessus des blés. Plus les semaines passaient et plus d’amis ray-grass pointaient leurs feuilles autour de moi.

Les journées se réchauffaient, une machine de métal différente nous lança des billes blanches. Ne sachant guère quoi penser, je laissais les jours s’écouler. J’étais déjà très robuste mais une semaine plus tard, mes feuilles étaient d’un vert si éclatant que je reflétais les rayons du soleil tel un diamant. Les ray-grass voisins explosaient également de vitalité. Les jours suivants furent paisibles. Le retour de l’oiseau de fer nous excitait. Grâce à lui, nous pourrions avoir de nombreuses graines pour perpétuer nos familles. Malheureusement, en plein milieu du printemps, l’oiseau de fer épandit cette brume épaisse et puante. Je ne pus m’empêcher de me remémorer les douleurs du passé. Cette fois, la douleur était supportable. Je sentis comme des fourmis dans mes feuilles. Tous mes voisins, blés comme ray-grass se tortillèrent quelques temps. J’étais quelque peu déboussolé. Pourquoi nous maltraiter et nous bichonner ensuite ? C’est incompréhensible ! Surtout qu’un peu plus tard en saison de nouvelles billes blanches dopantes nous furent lancées. Nous pûmes nous épanouir mes voisins ray-grass et moi, et ce, bien mieux que les blés autrefois oppressants.

A la fin du printemps et après maints passages de la machine ailée qui nous soigna des maladies, mes graines étaient enfin prêtes à voler de leurs propres ailes. Fatigué et en fin de vie je me desséchais lentement. Aux dernières heures de ma vie, je revis cette machine jaune. Elle était toujours aussi bruyante que dans mes souvenirs d’enfance. Je pensais aux multiples épreuves que traverserait ma descendance. Je les encourageai une toute dernière fois.

Le ray-grass, le mal aimé bien traité