Lettre 079 : De la tige de 40 à Mesdames et Messieurs

C’est lui qui m’a façonnée, Mesdames et Messieurs. Moi je n’ai rien fait. J’étais bien rangée avec les copines, dans le rayon des profilés, à côté des cornières en alu. Je ne demandais rien à personne. Il m’a attrapée avec ses doigts cagneux, m’a extirpée de mon casier, m’a tirée, tordue, tortillée, comme si, moi, une tige de fer sortie bien droite du feu de l’enfer des hauts fourneaux, je n’étais pas assez souple et solide…
Il m’en a fait voir le zigoto : à peine déballée du magasin, il m’attrape par les deux bouts, me plie, me replie, me re-replie… J’avais l’air fin avec cette espèce de nez pointu et ces deux oreilles crochues. Paraîtrait que dans un village du Gâtinais la baguette de noisetier avait cassé.
Les mains calleuses du grand-père avaient, bien avant les siennes, serré la baguette. Il en parlait l’autre jour : « – A l’époque, il n’était pas question d’arroser les cultures. On cherchait l’eau surtout pendant les grandes sècheresses, pour les bêtes et les humains. » « Lui aussi a le don ! », avait murmuré grand-père et, lui, a hérité de la baguette et du « fluide ». Le don avait passé une génération.
Seulement voilà, étant trop puissant, les baguettes de coudrier n’ont jamais résisté et s’effilochaient dans ses doigts. Moi, je suis à la pointe du progrès, en fer. Prête à trouver n’importe quelle source. Faut le voir, lui, debout au milieu du champ, ses gros doigts crevassés pliés sur les hanches, moi pendouillant à son côté, à contempler la terre, et en connaisseur dire : « là, y’a de l’eau ! » Respect ! Et là, j’entre en action, mais vous dire comment, je ne le pourrais. Que je lève le nez au ciel ou que je le mette en berne, c’est là qu’il faut creuser ! Enfin, ça, c’est lui qui le dit.
Avant, on l’appelait de tous les coins de la région pour chercher le passage d’une rivière souterraine, la position d’une nappe phréatique, ou l’endroit d’une source. Même le Conseil Départemental de là-haut, près de Paris, a fait appel à lui, le sorcier-sourcier, pour remplir un bassin d’agrément qui s’était vidé. Parait-il que le BRGM ne pouvait rien faire.
Maintenant, il aide le fils qui a repris l’exploitation, blé, tournesol, maïs… Et puis la législation sur l’eau a changé. On ne peut plus forer en faible profondeur et quand c’est au-delà de 80 m, il faut une autorisation. Moi, il me laisse traîner dans la poussière de son 4×4. Le vieux, le tout crotté, celui dont il se sert pour aller dans les champs. Lui dit qu’il est trop vieux, que ça le fatigue. Peut-être le gamin, le petit-fils, (il faut que le don passe une génération), reprendra-t-il le flambeau, ou plutôt la baguette, en regardant la terre en connaisseur ?
Ce n’est pas que je m’ennuie dans son 4×4, après tout je ne suis qu’une barre de fer ; mais j’aimerais bien comprendre. Je sens bien son énergie quand il regarde la terre, quand il me manipule, mais je ne comprends pas tout. Au début, je croyais qu’une armée de lutins minuscules couraient sous sa peau et faisaient bouger bras et jambes. Après je me suis demandé : « – qu’est-ce qui peut bien faire qu’un homme soit ainsi lié à la terre, à l’eau… ? »
Donc, si vous avez la moindre explication, la plus petite idée sur le pourquoi du comment, Mesdames et Messieurs, n’hésitez pas. Répondez-moi. J’ai beau n’être qu’une pauvre tige de 40, une simple barre de fer à rideau, je me pose quelques questions.

La tige de 40