Lettre 081 : D’un épi de blé aux néoruraux

Ouh là là ! je suis tout ébouriffé… Mes grains sortent à peine de l’épi, ils sont encore blancs et un peu pâteux. Ils quittent l’abri des glumes et découvrent l’air, le vent qui les agite, le soleil qui les chauffe, va les sécher peu à peu. Ca y est, je commence à ressembler à du blé… même si je suis encore vert !
A l’automne, mon agriculteur m’a mis en terre. Il me fait passer dans son gros semoir métallique qui finalement, par un bout de tuyau de plastique, va délicatement me poser dans la terre et me couvrir de terre fine, comme il borde ses enfants chaque soir.
Il pleut (en général) à cette saison, alors je m’éclate, oui oui, enfin, j’éclate. Mon germe sort du grain sec, je sors de terre et je reverdis la plaine.
C’est là que nous avons fait connaissance. Enfin, moi je t’ai vu de temps en temps. Toi, tu étais trop occupé. Quand mes thalles ont couvert la parcelle, je t’ai entendu dire à tes enfants « regarde notre nouvelle maison est juste à côté d’une belle prairie »… Je n’ai pas apprécié, crois moi !!! Moi, une vulgaire herbe !!! Bien sûr, je n’ai que des feuilles, mais quand même, regarde bien. Et puis, une prairie, pour quoi faire, tu as vu des vaches ici ?
Peu à peu, je t’ai vu, entendu, et je comprends mieux. Tu es venu « vivre à la campagne ». Enfin, la campagne, façon de parler. Tu as peut-être l’impression d’appartenir au grand mouvement de l’exode citadin, mais ta campagne, elle est quand même à 15 km de la cathédrale, elle est survolée par les nuages de la centrale nucléaire, et surtout, elle dispose d’un supermarché, d’un médecin… on n’est pas en « pleine campagne » ! Mais je suis là, pour rappeler quand même que nous y sommes à la campagne ! Et je tiens bon ! Enfin, surtout l’agriculteur qui vient me donner des forces (il dit de l’engrais), des médicaments (il dit des produits phytosanitaires).
Alors ce matin, une fois que j’ai eu sorti tous mes grains de l’épi, je t’ai vu. Excuse-moi, depuis quelques temps je te regardais moins. C’est que j’ai été bien occupé depuis « l’herbe » de l’automne. J’ai poussé, j’ai formé mon épi… et me voilà. Maintenant je prends un peu mon temps. Je laisse faire le temps, enfin je veux dire la météo. La pluie va me faire grossir ; le soleil me sécher.
Je m’égare… Je t’ai vu donc. Tu te promenais dans le chemin qui borde le champ où je pousse. Tiens il est goudronné ce chemin maintenant… Je t’ai entendu dire à ton petit garçon « regarde c’est du blé, comme il y avait dans le champ en face de la maison de Papy »… Ah ! point d’exode citadin alors… un retour aux sources ! « Ca va être beau cet été, tu verras. Le blé va jaunir, onduler avec le vent, bruisser au crépuscule ».
Tu oublies qu’un jour, l’agriculteur viendra me chercher en moissonneuse-batteuse ! Oui rien que ça ! Bon depuis quelques années il n’a plus une décapotable mais ça en impose quand même !
Quand on passe dans la rue, tous les enfants nous regardent, et parfois même les parents ! Parfois ils viennent au bord du champ et ils regardent. Alors, l’agriculteur les fait monter, et même s’ils demandent gentiment et ne commencent pas par demander « et vous mettez des produits Monsanto dans ce champ ? », alors l’agriculteur leur fait faire « un tour de batteuse ». Tous fiers quand ils redescendent, les yeux pétillants !
En général, ils se mettent au bord du chemin, là-bas, un peu plus loin… mais, mais… c’est quoi, là-bas ? Une maison ! Et là aussi ! Tout autour de mon champ, des maisons !
En fait, tu n’es pas seul… Par contre, moi je vais bien finir par me sentir seul avec mon agriculteur !
Je crois qu’il pourra organiser une fête cet été, avec une seule attraction, des « tours de batteuse » !!!

Un épi de blé de zone périurbaine ou néorural
Récolte du 30 mai 2016