Lettre 092 : De la vieille ferme aux agents immobiliers

Au début, mais cherchez pas la photo, y’en avait pas encore, au début j’avais juste ce tout petit bâtiment là, dans l’angle. Le sol en terre battue, la cheminée, le lit clos. Du Nicolas Poussin, quoi ! Et, autour du siècle, le grand-père Amédée a pris les choses en mains. Dans les champs ça donnait bien et la marmaille arrivait. C’est qu’il en fallait des bras pour cultiver tout ça ! C’est Amédée qui a décidé de m’agrandir, ça a pris du temps. Ils ont fini juste avant la mauvaise saison. Ah oui, j’étais belle ! Et de ça, il y a une photo, prise par un tireur de portrait ambulant. La grand-mère Hortense disait : « C’est p’us une maison, c’est un châtiau ! » Sûr qu’on était benaises… Ils m’avaient bien agencée, avec des gros pavés rouges au sol et des fenêtres avec des barreaux… Vous l’avez trouvée, la photo ? Hein que je suis belle ! Devant moi y’avait la cour fermée. Le vent passait sous le porche et s’engouffrait jusqu’à l’aire de battage. Et au milieu de la cour, y’avait la mare… La mare et les butterets ! Le tas de fumier comme on dit chez nous.
La guerre, on a eu la chance de passer à travers. Amédée était déjà plus d’âge et l’aîné des garçons s’en est tiré sans gros mal. C’est après, avant celle de 40, qu’ici ça a été le grand ramdam. Y m’en ont mis partout, des hangars : le tet à moutons, le tet à vaches, le tet à cochons, sans oublier celui pour les chevaux et le bourri, tout contre moi pour me tenir chaud. Et les granges ! C’est qu’il en fallait, de l’avoine, pour nourrir tous les bestiaux. Ah ça non, ça chômait pas aux alentours !… C’est Raymond et Gus, son puiné, qui menaient la maisonnée. Mais vers 37/38, tous les deux ils se sont un peu bouquis et Gustave a pris des terres à Coinces. Lui il voulait du moderne : il lorgnait sur un tracteur !
Moi, le premier qui est entré ici, c’était en 46. C’était un tracteur Mac Cormick, rouge flamboyant, tirant herse ou charrue. Pas de cabine : on était au grand air !
Là, comment dire ?… j’aurais pu perdre la tête avec le vent de folie qui a soufflé sur le pays. Ça se modernisait de partout et moi qui pensais vieillir tranquillement, j’ai été tourneboulée. Déjà que l’électricité m’avait quand même redonné une nouvelle jeunesse – je brillais de partout, je me serais crue sur une plage en plein soleil – mais, après-guerre, alors là ! La machine à laver, le réfrigérateur, la télévision, le téléphone ! Je savais plus où j’habitais !… Et les engins toujours plus performants. Le soir, à table, je les entendais discuter. Ils parlaient de barres de coupe de cinq mètres, puis de sept mètres ! Moi j’imaginais les monstres au boulot…
Si au début, ma grande pièce de vie accueillait nombre de salariés, entre le maitre-charretier, les charretiers, le berger, la bonne… voire plus au moment des battages. Cette grande pièce de vie a été plus tard divisée pour en faire une chambre et un séjour.
Vous le voyez, ça a été une sacrée vie, une vie bien remplie. Et je ne vous dis pas tous les amours de petiots qui ont défilé entre mes murs…
L’été dernier Jacques et Lucie m’ont bichonnée : passé les murs à l’acrylique, installé des doubles vitrages pour que je sois douillette tout l’hiver. Je me suis laissé dorloter. C’est alors que la mauvaise nouvelle est tombée : ils vont partir. La retraite… Ils ont envie de voyager un peu, d’aller voir les enfants qui se sont dispersés dans l’Hexagone, et de prendre du bon temps. La ferme est trop grande pour eux. Ils ont mis en vente.
C’est pour ça que j’ai pris la liberté de vous envoyer ce mot, messieurs les agents immobiliers. Je vous ai entendus l’autre jour discuter de parcelles, de lotissements, de tout ça… Je vais vous le dire franchement, du haut de mes plus de cent ans : si c’est pour ça, faites venir les bulldozers et qu’on en finisse, je n’y survivrai pas. Mais si vous avez une once de cœur, ne faites pas ça. Jacques et Lucie n’en ont pas envie. Ils vous l’ont dit, ce qu’ils voudraient : que l’on continue ici d’entendre le moteur d’un tracteur, l’aboiement d’un chien, le meuglement des vaches… Je ne suis pas prête à devenir une maison pour des bourgeoisieaux : je suis une ferme, moi, j’ai ça dans les gènes.

La vieille ferme