Lettre 093 : De la photo 1900 aux photographes du dimanche

Vous êtes bien tous les mêmes, à baver devant moi avec vos appareils en bandoulière, vos trucs japonais aux objectifs rallongés. Vous êtes là à fureter partout dans le village, à tirer la langue dès qu’un vieux passe avec sa canne, à courir les venelles et les impasses dans l’espoir de dénicher la vieille en sabots avec son tablier fripé et son fichu sur les cheveux qui vous regardera en dodelinant de la tête et se prêtera à vos séances de pose. Vous n’avez que ce mot-là à la bouche : faire du beau-vrai-larmoyant-comme-dans-le-temps. Parce que les paysans – les paisans comme ils disent par ici, c’est vraiment exotique tous ces patois ! – c’est bien comme ça, non ? Ils sont vieux, toujours ; toujours habillés en noir ou dans des dégradés de gris : étain pour le plus clair (la couleur des yeux) à anthracite le plus sombre (le pantalon), mais la veste est forcément taupe (ben oui, un paysan ça sort un peu de la terre, non ?) ; lui, il a la moustache touffue, à la gauloise ou en guidon, un béret fatigué sur le crâne et, toujours, un mégot jauni au coin de la bouche ; elle, la robe longue qui tombe sur les chevilles, noir uni, protégé par un tablier noué à la taille et épinglé sur la poitrine et le fichu, la seule tache un peu plus claire de la silhouette ; et bien sûr, tous les deux, les sabots parce que des paysans sans sabots, ça ne veut rien dire.
Voilà l’image qu’on vous a vendue. A l’école d’abord, où le monde rural d’Henri Guillaumin a fait vos délices ; et puis dans votre jeunesse urbaine où les échappées à la campagne étaient bonnes pour les week-ends ; et dans la presse, à la télé, avec le Salon de l’Agriculture où l’on vous montre un cheptel bien propre à ranimer la fierté nationale. Mais dans le même temps, le vieux paysan qu’un photographe a saisi il y a cent ans et que je vous présente, ce vieux paysan a fait comme vous : il a saisi le siècle à bras-le-corps, il s’est bagarré avec lui, il a évolué, il s’est modernisé et pour un peu il sourirait de vos appareils « à l’ancienne ». Lui, il est comme vous, il a son téléphone mobile dernier cri dans la poche d’où il surveille la position du tracteur dans le champ pour voir si le travail sera fini avant la pluie annoncée ce soir à 16 heures – déplacement des nuages qu’il surveille via son site météo privilégié. Il vient de télécharger la dernière cartographie de sa parcelle de blé dur du p’tit champ pour moduler ses apports d’engrais prévus après-demain. Maintenant, il accueille son concessionnaire venu lui livrer le robot de binage pour ne plus employer de produits désherbants ainsi qu’une petite merveille qu’il a vue cette année au Salon International de l’Agriculture à Paris : les lunettes connectées qui vont lui indiquer – rien qu’en regardant la bouche de sa vache – combien elle a consommé d’aliment depuis 24 heures, sa température corporelle et son poids car elle s’est couchée en matinée sur son tapis peseur.
Enfin, il a commandé pour l’année prochaine un valet : tracteur sans chauffeur répétant le même travail que son tracteur maître.
Tiens, pendant que vous me regardez à la vitrine du syndicat d’initiative, je vous ai pris en vidéo. Si, si ! Vous ne vous êtes rendu compte de rien mais je vous ai dans la mémoire de mon ordinateur et vous savez quoi ? A la fin de semaine, si vous vous connectez sur mon site, vous verrez défiler les dizaines de regards émerveillés, éperdus d’amour, transfigurés qui, comme le vôtre, m’ont regardé mâchonner mon mégot jauni…

La photo 1900