Lettre 001 : De Cercobin, molécule phytosanitaire, au cycliste

Hep toi… oui toi là-bas ! Oui toi qui pédales fièrement sur les chemins du bord de Loire. Pourquoi tu te bouches le nez ? Je t’ai bien vu ! Je venais juste de sortir de ma buse. De la quarante-huitième plus exactement, la dernière d’une enfilade de 24 mètres ; tu as porté la main à ton visage pour te pincer le museau.
Y a un problème ? Je te gêne peut-être?
Tu te trouves pourtant à au moins cinquante mètres de la gouttelette qui me transporte. En ce tout début de matinée, pas la moindre brise pour me dévier de ma trajectoire ! Le pulvérisateur qui vient de me propulser est bien réglé ! Son contrôle technique est bien à jour ! La buse qui ajuste la répartition parfaite de mon application se trouve à bonne distance des épis de blé… impossible de rater ma cible ! Pas de risque que je vienne te chatouiller les narines ! En plus le gars qui conduit le tracteur, là devant, tu sais, l’agriculteur, il t’a vu aussi et il a stoppé ma pulvérisation durant ton passage. Il me semble qu’il ne souhaitait pas que nous nous rencontrions. Et pour le remercier, tu lui fais une grimace !
D’ailleurs s’il est venu si tôt, c’est non seulement pour ne pas t’importuner – bah oui, à 6h30 vous n’êtes pas nombreux sur ce chemin – et puis les conditions atmosphériques sont idéales : pas trop chaud, encore un peu de rosée, pas de vent. Moi j’aime bien profiter de cette petite hygrométrie matinale, j’agis bien plus efficacement.
Ahhh, je comprends, mon odeur ! C’est vrai pour ma part, je dégage un léger effluve acide, il faut l’avouer. Bon, ça se dissipe bien vite ! Il paraît que c’est bien loin de ce que l’on peut renifler dans les bouchons des grandes villes. Cela dit, si l’on m’emploie ce n’est pas pour parfumer la campagne mais bien pour venir combattre cette vilaine maladie fongique : fusarium, de son petit nom ! Les spores de ce champignon viennent se poser sur l’épi de blé lors de sa floraison. Une fois germé, le mycélium vient se nourrir dans le grain en formation. Du coup pas de graines bien jaunes, bien ventrues, mais des petits rogatons tout roses, qui, en plus, sont toxiques pour ceux qui les mangent. Moi j’interviens juste à cet instant, quand fusarium vient s’installer. Mon agriculteur, qui d’ailleurs possède un permis pour employer mes services, ne fait appel à moi que si la menace est sérieuse… Tout le monde le sait ! Les champignons ne poussent que quand il y a suffisamment d’eau et sous une température clémente. Si les conditions ne sont pas réunies, je reste à l’abri dans mon bidon bien rangé au côté de mes collègues.
Au fait, je ne me suis pas présentée : je me nomme Thiophanate-Méthyl, molécule phytosanitaire agrochimique… mais appelle-moi Cercobin. J’appartiens à la famille des Carbamates. Je suis née en 1973 et après de nombreux tests, que je subis encore régulièrement, les hautes autorités sanitaires européennes puis les agences de sécurité sanitaire de notre pays autorisent mon utilisation… Un vrai parcours du combattant et c’est tant mieux ! Je ne suis pas là pour perturber les équilibres naturels. En ce qui me concerne, une fois que j’ai rempli ma mission, je disparais très vite, dégradée par la lumière et les bactéries du sol. Je m’efface en laissant bien peu de traces.
Eh, attention, cycliste, le chemin est jalonné de nids de poule… Houlà tu as failli chuter. Bah oui, à faire le zouave avec une main sur le guidon et l’autre devant le visage, l’équilibre est moins stable. Tu t’es fait peur… Tu as raison, arrête-toi et reprends ton souffle. Tiens, d’ailleurs mon agriculteur vient de terminer son champ, il vient vers toi pour te saluer.
Mais, mais que fais-tu? Une cigarette ? Tu fumes ! Le tabac, tu crois que c’est bien ? Laisse-moi me moquer un peu. D’un côté tu me regardes comme une pestiférée et de l’autre tu portes à ta bouche ce mégot. Tu sais quand même que je suis 200 fois moins toxique que la nicotine que tu ingères en ce moment…
Remarque, on te rabâche sans cesse que j’ai moi aussi des effets indésirables sur ta santé. On t’explique que mes cousines bios sont bien plus fréquentables. Alors forcément tu me regardes de façon suspicieuse. Au fond je ne t’en veux pas, on se connaît mal, c’est tout.
Tiens, sais-tu que nous sommes de la même lignée que les médicaments qui soignent les démangeaisons de tes pieds ? Je vais même te dire, l’épi de blé sur lequel je suis arrivé, eh bien sa semence a été protégée par la même molécule que tu utilises contre les puces de ton chien.
Mais tu as raison, même si nous sommes utiles il faut rester prudent. C’est d’ailleurs ce que fait mon agriculteur. Je l’ai aperçu tout à l’heure, à la sortie de mon bidon. Je crois que tu ne l’aurais pas reconnu. A mi-chemin entre Dark Vador et un cosmonaute. Bah, il se protège d’une éventuelle éclaboussure quand il nous verse dans son pulvérisateur. Il faut dire qu’à ce moment précis, mes sœurs et moi sommes très concentrées et potentiellement dangereuses pour lui. Si tu veux c’est comme l’eau de javel, tu fais attention de ne pas t’en mettre dans l’œil.
Et puis tu sais, si mon agriculteur emploie mes services, ce n’est pas par plaisir mais bien pour éradiquer ces fameuses toxines produites par fusarium. S’il laissait faire la nature, certaines années, il serait obligé de détruire sa récolte. Non seulement son blé serait immangeable car toxique, mais en plus, il ne pourrait pas honorer la promesse qu’il a faite à son voisin meunier de lui fournir la quantité de blé prévue.
Et puis tu sais, cycliste, mon agriculteur, il travaille aussi pour aider tes amis du nord de l’Afrique à se nourrir. Eh oui ! Tiens, le champ de blé devant toi, de blé dur plus précisément, ses grains une fois récoltés vont partir pour Alger. C’est déjà planifié. Pourquoi un si long voyage ? C’est simple, mon employeur me l’a expliqué. Là-bas la population est nombreuse et augmente chaque jour. Certaines régions ne sont pas très fertiles et manquent surtout d’eau. Ses collègues n’arrivent pas à subvenir aux besoins de tous les habitants. Dans notre beau pays, on a la chance et le savoir-faire qui nous permettent d’approvisionner leurs étals notamment en semoule, alors on met tout de notre côté pour les accompagner.
Je vois que ces quelques explications t’aident à mieux comprendre ce pourquoi mon agriculteur a choisi l’emploi de mes services, pourquoi il se lève tôt, pourquoi il utilise l’eau et l’engrais pour nourrir ses plantes, pourquoi il est vigilant aux équilibres de son environnement…
Je vois que vous êtes en pleine conversation, je pense qu’il t’expliquera cela bien mieux que moi… le passé, l’agriculture d’aujourd’hui, l’avenir… ça lui plait bien de raconter son métier. Je sais aussi qu’il aime beaucoup écouter tes interrogations.
Ce n’est pas toujours simple d’y répondre mais à voir sa mine, je sais que cela l’aide lui aussi à progresser… Tu vois, c’est bien que tu te sois arrêté !
Alors bon voyage, cycliste, bon voyage sur le bord de l’agriculture d’aujourd’hui.

Cercobin, molécule phytosanitaire