Lettre 102 : Du fuseau à vous tous

Mesdames et messieurs, et les enfants, il faut que je vous raconte ! Vous ne me connaissez pas, en tout cas, pas tous, mais je crois que mon histoire va vous intéresser.
Celle-ci commence il y a quelques années, quand, dans la ferme où j’habite, un couple s’est installé et a commencé à élever quelques brebis solognotes. Ils avaient choisi ces moutons car ils sont rustiques, adaptés au terroir solognot pas très riche, humide et un peu austère, malgré les trésors cachés qu’il révèle à qui sait les découvrir. Avec la fumure produite par leur petit troupeau, ils pouvaient enrichir les terres pour y récolter le blé de l’année et une belle production de légumes vendus au marché du village.
Je dois vous dire aussi que depuis que j’ai été fabriqué, par un artisan chaisier, mort depuis longtemps et dont on a même oublié le métier, le paysage a bien changé autour de moi. L’évolution de l’agriculture des paysans, au profit de la spécialisation et de l’intensification, ou de la chasse, a fait de moi un objet inutile et désuet. J’ai été remisé au fond du grenier, parmi d’autres objets, amis de l’ancien temps.
Ce sont les enfants de la famille qui m’ont retrouvé sous la poussière lors de leurs explorations. Leur curiosité naturelle les a incités à me déloger de mon cagibi pour demander à leurs parents ce que c’était que ce morceau de bois tourné, allongé, avec une base large comme un oignon et un petit crochet à l’extrémité opposée. C’est le moment pour moi de vous dire mon nom : je suis le fuseau.
C’est aussi là que mon histoire devient intéressante. La laine des moutons de la ferme était soigneusement tondue tous les ans mais n’avait d’autre utilité qu’isoler quelques endroits de la maison, ou servir de paillage au sol autour des arbres fruitiers. Après quelques recherches, tous les membres de la famille ont essayé maladroitement de m’utiliser. Je ris encore des fils irréguliers que chacun a produits, mais à force de persévérance, les résultats se sont améliorés. J’ai enfin retrouvé l’ivresse de ma jeunesse, quand on me faisait tourner sans fin. Forts de leur découverte, ils ont aussi ressorti le vieux rouet et le métier à tisser avec lequel j’ai partagé ce coin du grenier, et les ont remis en service.
Depuis, mes nouveaux propriétaires ont souhaité partager leurs découvertes autour d’eux. Ils ont fabriqué de nouveaux objets semblables et invitent tous les habitants de la région à nous découvrir et nous essayer. Bien sûr, nous n’avons pas l’ambition de remplacer les machines modernes qui sont aussi la cause de notre oubli, mais nous pouvons expliquer que si celles-ci venaient à ne plus fonctionner, notre simplicité d’usage permettrait de continuer à vous habiller, avec la production de laine, et pourquoi pas de lin ou de chanvre, d’une petite ferme d’aujourd’hui, diversifiée et vivante.
Alors, n’oubliez pas : les vieux objets, même quand ils ne servent plus, ont parfois des tas de choses à vous raconter… si vous savez les écouter !

Le fuseau