Lettre 105 : Du bavardage à vous

Tu ne peux pas me voir, je ne suis que paroles et sons : je suis le bavardage.
Au temps où les femmes en longues robes et les hommes en sabots se déplaçaient à pieds j’étais partout, au coin des rues, sur le pas de porte à l’abri d’un pignon, je vivais !
J’étais le sang du village qui coulait dans ses veines et faisait vivre son âme.
A la fête du pays « l’assemblée » comme elle s’appelait, alors là, dans chaque petit groupe je m’éclatais comme on dirait maintenant !  Dans les bals, quand s’arrêtait l’accordéon c’est avec des mots doux que je formais des couples. Aujourd’hui la musique est si forte, les spots si éblouissants que je ne puis me faire entendre.
Au retour de l’école dans les rues alors tranquilles je voletais de l’un à l’autre, accompagné d’éclats de rire.
Dans le village planté de parcelles de vignes où les femmes avaient beaucoup à faire et se retrouvaient côte à côte, moi, le bavardage, je leur octroyais quelques moments de repos lorsqu’elles arrivaient au bout du rang.
Et puis, qui dit vigne dit aussi vendanges, alors pour moi, c’était l’explosion, l’apothéose, tous ces jeunes réunis, de mots je partais en chanson et en rires. Les machines à vendanger tuent ces moments d’échanges joyeux, aujourd’hui on monte en voiture, on va vite, on parle en SMS sur son smartphone, on communique au loin avec un inconnu et écouteurs dans les oreilles, on n’entend pas son voisin. J’emploie ce « on » car il est l’anonymat, où chacun est plongé dans ce monde de l’individualisme.
Quelques associations essayent de me faire revivre, des expositions rassemblent des gens, peu de jeunes y assistent, amis dans ces réunions où l’on évoque la vie du village, les souvenirs ressurgissent, les groupes s’animent, discutent, moi le bavardage pour quelques heures : je revis !

Le bavardage