Lettre 012 : De la moissonneuse des agriculteurs de la Cuma aux passants

Hiver 2016
Ohé… ohé… il y a quelqu’un ? Où êtes-vous ?!!!
Je suis toute seule au fond du hangar et je n’ai vu personne depuis un moment, juste entraperçu quelques silhouettes de loin à l’entrée du hangar peut-être, mais nul.
Je m’ENNUIE ! Je veux que l’on s’occupe de moi, que l’on s’inquiète de mon niveau d’huile, de mes réglages. Tiens, même, juste que l’on passe un coup de chiffon sur mon pare-brise qui s’empoussière, voire pire, dans ce hangar qui ne manque pas de nids d’hirondelle… Ils ont même été y mettre un nichoir à rapace, c’est dire qu’il va perdre de la transparence mon pare-brise si rien n’est fait !
Deux ans que je suis arrivée dans le hangar de la Cuma et c’est la deuxième fois que cela arrive. Une fois la moisson terminée, un dernier nettoyage et la révision de faits, me voici délaissée, abandonnée, ignorée pendant de longs mois avant une nouvelle période d’effervescence. Pourtant, ils en avaient fait des réunions pour me choisir ! Ils pourraient me prêter un peu plus d’attention maintenant. Ils ont hésité, comparé les performances et les prix, discuté en fonction des besoins de chacun, des surfaces à récolter… Ils n’étaient pas d’accord au début sur la puissance, la largeur de coupe, la marque… rouge, vert, jaune, déjà trop de choix ! Et au final, ils m’ont choisie, ils m’ont élue et ont attendu avec impatience ma livraison.
Lors de cette première moisson, ils étaient tous fébriles de me voir enfin dans leurs parcelles. Quel plaisir de se sentir aussi attendue, un peu disputée entre eux. Oh, il y a eu quelques tensions pour décider par quelle exploitation commencer mais cela fait maintenant plusieurs années qu’ils sont organisés en Cuma et je ne suis pas leur première moissonneuse, même si j’estime être la meilleure et la plus confortable, alors tout a fini par se mettre en place même si je continue à ronchonner deux ans après de ne pas avoir été en premier lors de cette mise en service inaugurale. Le grand ballet de la moisson a pu commencer : moi tournant, virevoltant dans les champs, avalant le blé quintaux après quintaux et allant déverser les grains, une fois ma trémie pleine, dans les remorques attendant au bord du champ. Eux, soit me manœuvrant tout là-haut perchés dans ma cabine tels des capitaines de navire au-dessus d’une mer jaune d’épis, soit conduisant les tracteurs attelés aux remorques pour emmener la récolte au silo qui stocke le grain. Je me rappelle cette première journée où ils se sont rendu compte que mon rendement était bien supérieur à l’ancienne moiss-bat et qu’il allait falloir augmenter la vitesse de rotation des remorques ! D’ailleurs, les discussions ont repris à la Cuma pour savoir s’il ne fallait pas acheter une remorque plus grande. Au moins ils pensent un peu à moi lors de ces réunions puisque mes performances sont cause de ces discussions, de même que de savoir qui commencera à la prochaine moisson ou qui fera la grande révision avant que je ne sois remisée pour ces longs mois d’inactivité. Mais c’est une maigre consolation, je voudrais de la visite, moi ! Ces deux étés, je n’ai pas chômé pour profiter au maximum des conditions climatiques idéales et mes phares ont souvent éclairé la campagne tard le soir pour que le calendrier soit respecté.
Les enfants de la famille des Orléanais qui ont racheté la vieille ferme du père Camille pour la retaper ont même pensé que les extraterrestres avaient débarqué dans le champ derrière chez eux car, avec tous mes projecteurs allumés dans la nuit, ils m’ont prise pour un vaisseau spatial ! Enfin, c’est ce qu’ils aiment raconter ! Et les facéties des enfants, ça change un peu des grognements des parents qui ne comprennent pas toujours pourquoi je vrombis, je fais de la poussière et je tournicote encore au bout de leur jardin dans la nuit, voire même pire, le week-end à l’heure du barbecue. Moi, je pourrais leur dire : « Pas de week-end pendant la moisson tant que le temps le permet ! »
Je ne compte pas mes heures durant cette période. En contrepartie, j’ai droit à mon nettoyage, époussetage, graissage tous les matins : je me sens considérée, choyée et je suis l’objet de toutes leurs attentions. On me bichonne, on m’ausculte, on me scrute : quelques gouttes d’huile perlant à un endroit inhabituel, une vibration plus forte que d’habitude, et le tamtam des portables rameute rapidement les adhérents de la Cuma les plus experts en mécanique pour se pencher sur moi, donner leur avis et commencer à resserrer des boulons, vérifier mes flexibles. Oh par contre, je me doute bien qu’ils ont moins d’assurance quand j’ai des signes de « bug » dans tout ce qui est informatique embarquée. Je sais, j’impressionne avec ma cabine, mon cockpit à la pointe de la technologie ! Je suis High Tech, je pourrais en remontrer au vieux Concorde ! Vrai, pour vous, je suis la star de l’été !
Mais après la récolte, rideau ! Plus rien pendant de nombreux mois ! Je reste seule et je m’ennuie. Star un jour, nid à poussière le lendemain, ce n’est pas un destin !
Je suis persuadée qu’ils pourraient trouver à m’occuper, me dégoter un petit travail saisonnier de « morte saison » de temps en temps. Qu’ils se souviennent comme les yeux des enfants s’illuminent quand ils jaugent ma hauteur en bas des marches de la cabine, désirant aller voir là-haut, dominer la situation ! Et puis les adultes ne sont pas en reste : s’ils n’ont pas de la famille dans l’agriculture, le premier truc qu’ils veulent voir de près à la campagne ce sont mes sœurs et moi, les moiss-bat ou nos cousins, les tracteurs, les gros, les impressionnants, pas les riquiqui des agents municipaux. Eux, qui rouspètent que les gens ne connaissent plus rien à l’agriculture et à leur métier, alors qu’ils leur montrent, qu’ils leur parlent ! Qu’ils les invitent sur leurs exploitations ou participent aux événements locaux ! S’ils me sortent du fond du hangar, moi, je veux bien être leur VRP ! J’attirerai les gens de toute ma masse : avec mes près de 4 m de hauteur, 8 de longueur sans ma barre de coupe et 9 de large, on ne pourra pas me louper, pas m’ignorer ! Ils s’approcheront et les agriculteurs n’auront plus qu’à parler avec eux, leur expliquer le métier, leur passion, les difficultés, la réglementation mais aussi le plaisir qu’ils en tirent et pourquoi ils sont agriculteurs… Et moi, je pourrai voir du monde !! Allez, qu’ils y pensent… Et puis, si c’est non, qu’ils n’oublient pas au moins de venir donner un coup de chiffon sur mon pare-brise…
Pfff, c’est long, à quand le retour de la moisson ?!

La moissonneuse des agriculteurs de la Cuma (Coopérative d’utilisation de matériel agricole)