Lettre 019 : De la vieille charrue au passant

Hé toi,

C’est au fond du hangar qu’il m’a retrouvée, en rangeant ses outils d’il y a soixante ans.
Ça lui a fait quelque chose après tellement d’années, de revoir une compagne de la vie d’autres temps,
Avec mon âge en bois, avec ma palonnière et les deux « rouelles » en fer formant mon avant-train,
Avec aussi bien sûr ma jauge à crémaillère et mes deux mancherons qu’on appelait « mansains ».
Mais le plus important c’était bien mon versoir encore enduit de graisse pour l’empêcher d’rouiller.
Car si « l’oreille » « pâtait » c’était toute une histoire. Je ne lui faisais pas un labour régulier.
Et puis y’avait mon soc qu’il fallait « recharger » dès que la terre était sèche et qu’ça ne « mordait » plus.
Mais avec la terre trop humide on devait « soulager ». Et si c’était trop sec on n’grattait que l’dessus.
Il y avait aussi, à portée de la main un long manche de bois qu’on appelait l’débourreux.
C’est lui qui permettait de nettoyer l’terrain, pour que mon « coutre » ne bourre pas dans les endroits herbeux.
Il n’avait que quatorze ans quand son père lui a montré comment s’servir de moi pour sa première raie.
Leurs deux chevaux et moi on a bien rigolé quand on s’est aperçu du travail qu’i’ faisait !
Les sillons tous tordus, « les lauches » mal retournées… Et pourtant il essayait et il s’cramponnait…
Pendant qu’son père en riant disait les mots qui flattent « on va manger du lièvre », y vont « s’casser les pattes ! »
Mais après deux années d’un dur apprentissage avec Pacha, Coquet et moi, complices dans la besogne,
Nous étions devenus les as du labourage, pour toutes les « façons » de la terre de Sologne !
Ça a duré quinze ans, puis ils sont arrivés tous les outils du sol, les charrues, les tracteurs…
Et, aussi bien que nous, le travail d’une journée en peinant beaucoup moins, ils l’ont fait en une heure !…
Mais il m’avait gardée, en pensant p’têtr’ qu’un jour je pourrais à nouveau lui rendre quelques services.
Et comm’ les illusions ne peuv’ durer toujours il n’est d’autre solution que celle du sacrifice !
Mais voilà que j’entends comm’ un bruit de moteur. Le marchand de ferraille est au coin de la rue.
Adieu donc, mon ami !… Que je retrouve enfin le bonheur quand j’arriverai au Paradis des charrues.

La vieille charrue