Lettre 002 : De Fernand, goéland des plaines alcalines à Jonathan, goéland des plaines marines

On me dit que l’air que tu respires a l’odeur iodée. On me dit que les embruns qui te fouettent les plumes ont un goût salé. On me dit que tes espaces immenses ont des lumières ambrées. On me dit que les vents qui hurlent au creux des tempêtes ont de quoi terrifier. On me dit que tu accompagnes les hommes dans leur labeur, ils se sentent alors rassurés… On me dit mille et une choses de ton territoire. De ses couleurs jouant avec les rayons du soleil, de ses brises portant ton envergure, de ses écumes bordant les vagues, de ses effluves imprégnant les naseaux, de ses bateaux affrontant la furie des flots, de ses marins vaillants…
J’ai aperçu ton univers dans les aquarelles de ces peintres rêveurs. Ceux-là mêmes qui, comme moi, remontent la Loire, s’arrêtant sur les quais pour y croquer notre paysage ligérien. Depuis le parapet du pont, je m’attarde souvent à contempler et écouter les éléments de ta vie sur leurs clichés de gouache illustrés de leur gouaille vagabonde. Je t’y aperçois parfois sur le fond d’une toile. Ils sont nombreux ces artistes au chevalet à sublimer ton espace. Leurs pinceaux traduisent bien la fascination des hommes pour ton royaume.
J’aimerais leur dire qu’ici, à quelques encablures du fleuve qui m’a vu naître, il existe aussi un lieu, tout aussi subtil.
Mes frères et moi y allons souvent. Comme toi, nous suivons le sillage des hommes pour y trouver notre pitance. Pour nous, c’est plutôt vermisseaux et mulots. Notre marin, c’est l’agriculteur. Point de remorqueur mais un tracteur, point de chalut mais une charrue. Dans sa trace, notre écume est brune et grasse.
Si tu pouvais sentir l’odeur de cette terre… ce délice ! Et puis, dans les petits matins frisquets, alors que les premiers rayons du soleil pointent leur nez, cette brume qui s’élève du sol fraîchement retourné. Si tu voyais un peu ces couleurs… Mes préférées marquent l’automne. Côté sud, l’horizon solognot se pare de teintes chaudes et multicolores. Les bosquets du plateau beauceron leur emboîtent le pas. On croirait des îles perdues de la dérive du massif de Marchenoir.
Les interstices îliens s’agitent alors dans un cabotage permanent. Entre labour et semis, la plaine se crayonne de sillons rectilignes parfaits qui arborent peu à peu de douces teintes vertes.
Et puis, le temps se fige. L’hiver emprisonne dans ses gelées blanches les nuances de vert et de brun. Ce patchwork ne fait plus qu’un, immobile, solide, telle une banquise. C’est le moment que je choisis pour me faire discret réfugié près du fleuve et des villes. Je ne m’aventure guère dans ces espaces à cette époque. Je laisse le champ libre aux buses qui patrouillent à la recherche du rongeur téméraire.
J’attends que la terre se réchauffe pour revenir sporadiquement vers ces plaines y glaner quelques insectes. La végétation rase des frimas a alors laissé place à une stature végétative plus engagée vers le ciel. La brise entraîne les premières ondulations, tel un léger clapot. Plus une touche de brun, la chlorophylle domine, la photosynthèse est à son apogée, les épis se dresseront bientôt pour offrir leur fertilité aux cieux. Les vagues se feront alors plus marquées sous les bourrasques des giboulées.
Tu verrais ça, cousin, cette Beauce qui ondule. Ces flots de céréales qui se projettent le long des murs clos des fermes centenaires. Telles les fortifications de Vauban, elles offrent leurs flans géométriques à la tempête, sans broncher d’un pouce, attendant patiemment la chaleur estivale.
Tu verrais ça, cousin, cette plaine jaunie par l’astre ardent. Les silos, cathédrales d’acier, se font alors débarcadères où s’amarrent les canots remplis des graines capturées par les galions beaucerons. Tu verrais ces fiers vaisseaux dans leur panache de poussière se gaver du grain doré.
Tout s’agite dans une odeur de paille mûrie, de l’aube à l’aube, pour ratisser au plus vite les derniers espaces gorgés de blé avant que ne s’y pique la furie des éclairs, avant que le vent ne vienne se venger de lui avoir enlevé ses brins à caresser.
Marée de grande amplitude ! Jusqu’au dernier mètre carré, tout sera découvert pour laisser place à la terre qui réapparaît. Ligne à ligne, cette terre fertile accueillera la semence nouvelle, la vie nouvelle.
Tu vois, cousin, mon océan à moi, il ne demande qu’à être observé. L’homme au chevalet y trouverait inspirations et sensations. Il pourrait te montrer ses nuances, te traduire odeurs et clameurs du plateau calcaire. Il pourrait te raconter contes et légendes qui fascinent petits et grands. Je suis sûr, cousin, que ma Beauce, tu saurais l’aimer toi aussi.
Fernand, ton cousin des plaines alcalines