Chère Mistinguett campagnarde,
Chaque printemps, lorsque vient le moment pour moi de colorer le paysage de la petite Beauce, je te retrouve, je te reconnais et je t’observe. Et comme tu as grandi !
Je t’ai connue alors que tu savais à peine marcher. Je te voyais sillonner les champs à bord d’un grand tracteur bleu. Oh tu conduisais déjà ! Enfin presque… Je peux te le dire maintenant, le vrai pilote c’était ton papa. Mais tu avais l’air tellement fière, assise sur ses genoux, le volant entre les mains, que je n’aurais pas osé t’expliquer que tu ne maîtrisais pas tout…
Un peu plus tard, lorsque que tu avais appris à mettre un pied devant l’autre et à différencier l’orge et le blé, je me souviens que vous faisiez des balades dans les champs. Vous veniez nous voir, moi et mes sœurs, pour observer les insectes qui nous tournaient autour. Enfin surtout ton agriculteur de père ! Toi tu paraissais moins sérieuse, moins… concentrée que lui. Même si parfois tu semblais un peu intriguée par ce qu’il était en train de faire… ça ne retenait jamais très longtemps ton attention. Tu passais le plus clair de ton temps à contempler les nuages, à rêvasser ou… à cueillir mes sœurs pour en faire des bouquets ! Des bouquets de colza ! A-t-on jamais vu ça ? Encore une fois je ne t’ai pas dit sur le moment que moi et mes sœurs ne faisions pas partie de ces fleurs que l’on peut offrir…
Enfin…
Tu n’étais pas très attentive c’est vrai… Plus rêveuse que studieuse. Malgré tout, tu as appris plein de choses sur moi, à force de me voir tous les ans. Quelques printemps suivants, tu savais que mes jolis pétales (qui donnent des airs de drapeau du Brésil au paysage qui entoure ta maison) tombaient pour donner naissance à de toutes petites graines noires. Et que ces petites graines, récoltées pendant la moisson, servaient principalement à produire de l’huile alimentaire. Celle que tu mets dans ta salade.
Puis l’ère du bio-écolo-unpeubobo est arrivée ! J’ai commencé à avoir la cote ! On vantait les mérites de mon huile pour l’agro-carburant ! Bien moins polluante que l’essence ou le diesel. Mais à cette époque-là tu ne t’intéressais plus trop à moi… Finies, les balades dans les champs avec papa. Je te voyais de loin, perchée sur de hauts talons comme les filles de la ville… Toujours en vadrouille, sûrement pour faire la fête avec tes copines. Tu as déserté la campagne et ses chemins de terre pour la rue de Bourgogne, ses pavés et ses bars… J’étais sortie de ton esprit… Ça me rendait un peu triste c’est vrai… Mais je ne perdais pas espoir. J’étais convaincue que tu reviendrais.
Et j’avais raison ! Après quelques années d’absence j’ai su de nouveau retenir ton attention… Je m’en souviens comme si c’était hier. C’était un soir de printemps, l’air était doux et une légère brise caressait mes pétales. Tu rentrais à la ferme pour le week-end et te voyant sortir de ta voiture j’eus une idée ! Je demandai à la brise d’aller jusqu’à toi… Je guettai ta réaction. Une odeur chatouilla tes narines et te stoppa. Une odeur bien connue, mon odeur ! Des images défilèrent dans ton esprit, des souvenirs, un peu flous. Ce n’était pas juste mon parfum à tes yeux (ou plutôt à ton nez), c’était le parfum de l’enfance. C’est comme ça que je suis devenue ta madeleine de Proust…
Depuis, tu attends avec impatience le mois d’avril. Le printemps représente le renouveau, l’éclosion, le réveil de la nature. Les jours rallongent doucement… C’est la période que tu préfères. Entre renouveau et nostalgie tu saisis l’instant présent. Je le vois bien lorsque tu t’assois face à moi et mes sœurs. Je suis ravie d’avoir le don de te faire profiter d’un moment d’oisiveté. Je suis heureuse de t’apporter la joie et l’équilibre. Je serai toujours là.
Jaune
P.S. : Continue à dire que je suis ta fleur préférée même si tout le monde se moque de toi.