Cher citoyen,
Ma vie est liée aux hommes et aux femmes de cette terre, nouée à ce pays Loire Beauce. J’ai vécu les grandes histoires, celles que l’on clame à la veillée. Je porte aussi les plus discrètes, les plus secrètes, celles que l’on n’ose pas évoquer, celles-là mêmes qui pèsent sur ma conscience. A l’image des fibres de chanvre dont je suis faite, ma mémoire s’effiloche, s’affaiblit. Il est temps pour moi de te confier ces maux, qui trop rarement, ne se traduisent en vocables dans cet univers de taiseux.
Moi, la longe, je suis arrivée à la ferme voilà bien longtemps. Issue des meilleurs cordeliers de France, j’ai vite trouvé ma place au sein de l’étable et de l’écurie. Mon travail était quotidien. Un jour à guider le fier cheval de trait chez le forgeron, un autre entravant la fougueuse taure pas encore habituée à l’entrave de l’auge. Toujours à portée de main, je n’ai cessé d’accompagner mon maître dans sa vie de labeur. Entre ses poignes calleuses, j’ai guidé, tracté, maintenu, sécurisé, donné la vie dans les vêlages difficiles… mille et une tâches, sans jamais faillir. J’étais fière d’être le lien indispensable entre l’homme et sa terre, entre le paysan et son métier.
Jadis, la vie des campagnes était intense, rythmée par les saisons, les travaux des champs et l’élevage. Il y avait de grandes fêtes où l’on se réunissait, entre collègues et famille : la Saint-Jean, la percie des moissons et autres foires. Il y eut aussi des temps bien plus sombres avec le départ des hommes pour le front, les disettes ou les maladies et décès.
Je connais toutes les ficelles de la vie de cette campagne. J’ai aussi assisté à ses changements. Les palabres en bout de champ et hennissements ont été remplacés par le bruit des moteurs, l’étable par la stabulation, la grange par le hangar, le charretier par le chef de culture… Des rênes au volant, du volant au clavier, le paysan est devenu agriculteur, puis chef d’entreprise… D’aucuns diront que le bon temps est révolu, d’autres y verront le progrès…
Après avoir conduit le vieux percheron vers sa dernière demeure, je fus reléguée à des tâches plus épisodiques. Ma place de bonne à tout faire restait bien sûr prépondérante. Toujours présente lors de la manutention des bovins, je restais à ma place, prête à faire usage, là, soigneusement enroulée sur une potence dans l’ancienne étable.
J’ai vu ces générations de paysans se succéder, avec toujours la même fierté d’appartenir à cette terre qui les a vus naître et grandir. J’ai vu le soin et la sueur qu’ils mettaient pour produire l’excellence de ta table. J’ai vu leur conviction à faire de notre France un pays où l’on ne connaîtrait plus la faim.
Que d’évolutions en si peu de décennies ! …/…
Si je me souviens bien de tous, c’est au petit dernier de la famille que je me suis le plus attachée. Comme j’étais moins occupée, il me traînait souvent avec lui dans ses jeux d’enfant. Parfois simple laisse pour balader le chien, il faisait souvent de moi son lasso dans les chevauchées imaginaires des plaines ligériennes. Nous nous retrouvions quelques fois sur les hautes branches d’un frêne, pour construire de quatre planches un avant-poste de garde des batailles rangées des gamins du village. Bien des aventures qui faisaient rager le père quand il voyait que j’avais quitté mon lieu de rangement habituel. Ça ronflait parfois et je devais bien vite réintégrer ma place initiale. Assis sur son ballot de paille, là, juste au-dessous de moi, j’entendais le marmot sangloter et me confier alors ses misères. C’est à cet endroit même qu’il venait contempler sa mère et sa grand-mère, affairées à la traite. Je l’apercevais aussi les jours de congés, à aider le grand-père au curage.
Les vaches ont un jour quitté l’étable pour la stabulation, il est devenu un jeune homme, mais c’est toujours là qu’il vient se ressourcer. Ses confidences viennent rompre mon manque d’activité. Si j’avais vite compris qu’il serait lui aussi un bon agriculteur, j’ai vu aussi combien cela serait différent des générations précédentes. Les années d’études d’abord, des talents de mécanicien après ceux d’éleveur et d’agronome, doublés de quelques velléités à compter et gérer. Si le métier avait bien évolué, les difficultés n’étaient pas tant dans l’appropriation de ces compétences… Le monde avait lui aussi changé !
C’est lors d’une nuit d’insomnie, entre ses mains tremblantes de cinquantenaire, que j’en ai pris la véritable mesure. J’ai vite compris, à sa façon de me nouer, que quelque chose ne tournait plus rond. Les mots graves, lourds se sont alors succédés. La mise en demeure de la banque arrivée le matin même fut la goutte d’eau de trop. Bien sûr les difficultés économiques, il avait pris l’habitude de les gérer. Pas simple tout de même pour lui d’être incapable de faire bouillir la marmite familiale.
Travailler d’arrache-pied pour difficilement gagner sa croûte passerait encore, mais voilà qu’on le pointe du doigt pour mal faire son métier tout en s’enrichissant de la fameuse PAC ! Lui si fier de ses aïeux qui ont trimé pour que chacun ait du pain, on l’accuse maintenant d’empoisonner. On le soupçonne même d’être devenu le suppôt de la malbouffe à la solde des industries agrochimiques et autres lobbies. Tout cela c’est sans compter sur le collectif de voisins du proche lotissement, qui lui explique que ses vaches polluent et créent des nuisances olfactives ! On lui répète aussi qu’il existe une agriculture bien plus vertueuse que la sienne. J’ai vu les larmes monter aux yeux de ce fier gaillard, d’habitude si rude. J’ai compris que son métier, sa passion, avait perdu de son sens et de sa superbe, lui, qui sera le dernier d’une longue lignée de paysans.
Maintes fois il a déjà failli craquer. Je me souviens, le jour où il a fallu se résigner à abattre le troupeau suspecté d’avoir contracté la maladie de la vache folle. Des bêtes qu’il avait vues naître et choyées ! Il y eut aussi cette fameuse tempête de 2009 qui avait ravagé les bâtiments de la ferme, ou bien encore ce matin de juin quand il est tombé sur une bande d’activistes faucheurs impossibles à raisonner.
Des épreuves, il en avait traversé ! Avec courage et obstination il était arrivé à garder le cap.
L’unité de sa famille en a souvent souffert. Pas simple pour son épouse et sa fille de vivre avec un fantôme crotté et endetté jusqu’aux oreilles.
Quand je sentis l’une de mes extrémités se nouer autour de la poutre maîtresse de la vieille étable, j’aurais voulu fuir, me déliter entre ses mains et pour la première fois, faillir à ma légendaire solidité… Après un long silence, je l’ai vu lever ses yeux gris et se rasseoir à l’endroit même où il venait, gamin, puiser ses inspirations. Son regard s’est alors éclairci. Le chien qui passait par là, est venu fourrer son museau sous son bras. Les premiers rayons du soleil pointaient sur la plaine blanchie par le frimas. Le merle faisait entendre son gazouillis matinal. La lumière se faisait plus intense, annonçant une journée printanière paisible.
Les paroles lourdes de la nuit ont peu à peu laissé place à des questions plus ouvertes. Et si la solution était ailleurs ? Peut-être qu’une organisation différente de son travail avec les voisins lui laisserait un peu de temps pour mieux gérer les ventes de ses productions ? Il pourrait aussi aller discuter avec les habitants du village. Leur expliquer ce qu’il fait, pour qui et de quelle façon. Dire aussi que son métier est plus complexe que le résumé tapageur du journal télévisé. Raconter qu’il aime ses vaches, ses filles comme il dit. Il en prend soin, même s’il sait qu’elles devront un jour quitter la ferme pour régaler le gourmet. Montrer que ses compétences lui permettent de bien maîtriser et d’améliorer ses techniques de production. Raconter ses petits moments de bonheur de vie au grand air. Prendre le temps de comprendre les interrogations des citadins inquiets. Créer le dialogue autour de son métier aujourd’hui méconnu et combler ce fossé de défiance qui plonge les uns et les autres dans l’obscurantisme.
Quel soulagement pour moi de l’avoir vu relever la tête et sourire.
Quelques semaines ont passé. De nouveaux projets sont nés. Il m’a d’ailleurs embauchée dans une histoire délirante, Envolées de lettres, je crois : relier agriculture et culture pour créer du lien sans se faire de nœuds à l’esprit ! Tu vois, un rôle qui me sied à ravir !
N’hésite donc pas à m’adresser quelques mots, et si tu le souhaites, je serais fière de nouer quelques contacts.
La longe, corde sensible !