Lettre 041 : Du grand immeuble de la cité du bout de la ville à la campagne

Ma très chère, que je n’ose pas encore appeler amie,

Le printemps est là depuis quelques jours, bientôt quelques semaines. Le froid s’en est allé, emportant avec lui l’austère timidité dont s’enveloppent tous les miens pendant les mois d’hiver.
Alors, il me fallait enfin prendre la liberté de ce message, pour vous dire l’émotion qui, chaque jour, serre mon grand coeur de pierre, quand je vous regarde, si près de moi et en même temps si loin, darder vos branches bourgeonnantes vers le ciel que mes cimes de béton tentent de rejoindre. Il fallait que je vous dise, ma verte voisine, tout ce que m’inspire l’ample courbe de vos champs dont les couleurs changent avec les jours, et avec quelle impatience j’espère, à chaque aube qui pointe, en découvrir de nouvelles. Il me faut vous dire l’invisible frisson qui passe sur mes hauts murs gris, quand le vent soulève vos velours et y trace des ressacs d’ombres fugitives. J’aime, j’aime à en sourire, vos bosquets qui bruissent, vos chemins de terre où brinquebalent de minuscules tracteurs, vos chiens qui aboient en courant sans but. Et je me prends à rêver de vous emprunter l’une de vos brumes légères pour me parer de sa moire, le temps d’une fête à la tombée du jour.
Si j’ose ainsi célébrer vos beautés, c’est pour que vous sachiez, ma vivante voisine, quels sentiments agitent ma haute stature immobile. Quand je vois les enfants qui jouent à mes pieds, je voudrais pouvoir les pousser doucement vers vous et les regarder s’ébrouer dans vos herbes, s’allonger sous vos arbres, observer les moutons, appeler les jeunes veaux malhabiles sur leurs pattes… et les voir revenir, épuisés par leurs courses et leurs rires.
Mais je ne puis bouger. Je ne peux pas aller vers vous, qui êtes si proche et en même temps si lointaine.
Je sais que je vous parais bien triste, avec mes fenêtres étroites, mes sombres cages d’escalier, mes parkings de bitume, mes lumières falotes que la TV bleuit, mes stériles parterres, sans fleurs ni légumes. Et ces enfants qui se demandent où poussent les boites de tomates et les sacs de petits pois surgelés dans lesquels ils shootent. Je sais aussi que vous sauriez, vous, me donner un peu de cette vie que je vous envie.
Alors, ma très chère, dont je n’ose pas encore me dire l’ami, venez à moi. Rapprochez-vous de moi, avec vos herbes et vos feuilles innombrables, dont vous caresserez mes murs, dont vous les couvrirez.
Acceptez d’enserrer de quelques enclos l’univers minéral qui est le mien. Oserai-je demander plus ?
Quand nous nous connaîtrons mieux, peut-être poserez-vous ces ravissants maraîchages sur mon toit, dans le creux de mes terrasses ?
Recevez, ma très chère, cette audacieuse demande avec toute la bienveillance que je vous sais.

Le grand immeuble de la cité du bout de la ville