Lettre 046 : De la poubelle aux automobilistes

Chers automobilistes, camionneurs, et autres usagers de la D955,
Voilà, je pose tout de suite le décor parce que moi, les mots, les belles tournures, c’est pas mon boulot et c’est pas le style, mais bon, on me donne l’occasion de parler alors je vais vous causer et ce sera pas pour vous lancer des fleurs ! Je suis une poubelle de parking de bord de route, pas la plus belle des poubelles mais une poubelle standard, fonctionnelle et conçue pour être efficace et utile. C’est sûr, je n’ai pas été dessinée par un grand designer comme les poubelles des lieux de prestige qui se la pètent mais dont vous n’êtes pas fichus de trouver l’ouverture ou même d’en comprendre la fonction. Moi, c’est grand sac plastique, couvercle, capacité maximum et fonctionnalité optimum !
Et bien les gars, et même les filles parce que personne n’est blanc, blanc dans cette histoire, je vous le dis, à cause de vous, je doute ! ouais, je doute : de mon utilité, de mon rôle, de ma place dans le monde mais aussi de ceux de toutes mes copines le long de cette départementale. Je suis là, plantée bien en vue, idéalement située sur le parking pour que vous laissiez vos détritus. Le seul effort demandé est de descendre du véhicule et de soulever le couvercle, pas de quoi attraper une hernie ! Mais non, je suis délaissée, ignorée, snobée, restant quasi vide à longueur d’année.
Dans les premiers temps de mon installation, je me disais que vous n’aviez peut-être pas beaucoup de déchets à évacuer et que c’était pour ça que je servais si peu, que j’allais pouvoir me la couler douce et être présente en cas de besoin. Mais au fil des années, j’ai eu le temps de vous observer vous les humains : « et hop, j’ouvre la fenêtre et j’te balance tout par-dessus bord sans ralentir ». Les parents, les gamins, ils se posent pas de questions, c’est à qui fera le plus beau lancer pour atteindre le bord de la route. Il y a aussi les « un peu morveux », les honteux du lâcher du déchet, qui savent que c’est pas joli, joli comme façon de faire alors, ceux-là, ils entrouvrent le carreau au moment où il n’y a personne qui les croise ou les suit et, mine de rien, pas vu pas pris, laissent glisser le mégot, le mouchoir, le chewing-gum, le papier sur la chaussée. Des pollueurs de première classe, tout ce beau monde ouais, alors que je suis là à attendre et lasse d’attendre…
Pas grave ? Je m’énerve pour quelques papiers gras biodégradables ? Tu parles, Charles ! L’autre jour, Norbert, le camion benne, venu faire le ramassage et changer mon sac, hélas pour pas grand-chose une fois encore, m’en a raconté une bien bonne. Faut dire que Norbert, il fait la tournée de pas mal de déchetteries du Loiret alors il en a entendu et vu des trucs. Il m’a dit qu’en 2009, un groupe d’agriculteurs du Loiret a voulu savoir combien de saloperies étaient balancées sur leurs bords de champs parce qu’ils en avaient marre de ramasser des trucs année après année. Alors ils ont monté une opération et ils ont tout ramassé pendant 15 jours sur 100 km de routes communales et départementales et puis ils ont pesé et trié. A l’arrivée, vous savez, ce n’était pas un inventaire à la Prévert, c’était moins poétique ! : des petites culottes, des préservatifs, des CD, des emballages de bonbons, gâteaux… ; des chaussures, des vêtements, des cartons, 4 télévisions, 6 pneus, 7 bidons d’huile, 18 enjoliveurs de voiture, 400 bouteilles de verres, plus de 1 000 canettes, autant de paquets de cigarettes et de bouteilles plastiques… et en plus, 37 bouteilles pleines d’urine ! 10 kg de cochonneries par km de route que ça faisait sur leurs bords de champs ! Norbert, il croyait me faire marrer avec cette histoire d’agri-éboueurs et son inventaire mais moi, je me demande bien à quoi je sers parce que je vois bien que cela ne s’est pas arrangé depuis 2009, je vous vois faire tous les jours le long de ma route !
Moi et mes consœurs, nous avons une fonction, nous avons été prévues pour ça. Les champs, eux, ne sont pas des poubelles ! Je vous l’écris bien gros, messieurs dames automobilistes, camionneurs, et autres usagers de la D955, je n’attends que vos détritus pour retrouver l’estime de moi et un sens à mon existence alors pensez-y la prochaine fois que vous voudrez vous débarrasser d’un déchet !… Ah, et puis, après lecture, évitez de jeter cette lettre dans un champ depuis votre véhicule…

La poubelle 6 de la D955