Lettre 049 : Du tablier aux hommes

Cette année, on célèbre le centenaire de la bataille de Verdun. On a inauguré un monument qui rend hommage aux femmes du monde rural. La très belle sculpture de Denis Mellinger représentant ces deux femmes – celle de 14-18 et celle de 39-45 – me met à l’honneur. Je suis au premier plan comme il se doit puisque mon nom le plus clinquant est « la devantière ». Oui, ce qui va devant, ce que l’on voit en premier. On me connaît sous un nom plus simple, plus familier : le tablier. Aujourd’hui on ne me porte plus guère mais on connaît toujours le mot. Cette sculpture, à Verdun, me rend hommage car je suis le symbole féminin par excellence, plus exactement le symbole de la condition féminine.
Il est très instructif, ce monument. A gauche, l’agricultrice a ce geste célébré par Victor Hugo : « le geste auguste du semeur » ; elle puise dans le repli de mon tissu le grain qu’elle épand. L’agricultrice de droite porte seau et bidon de lait puisque, dans la répartition des tâches au sein du couple, à la ferme, il lui incombait la charge de l’étable, de la basse-cour et du jardin. Et des enfants, bien sûr ! Le sculpteur ne les a pas oubliés, il en a mis deux en plein milieu. C’est dire si je faisais de l’usage : à plat pour essuyer les mains et enfouir les chagrins des enfants ; tenu en poche pour recueillir les grains ou les œufs ; on ne me repliait dans la diagonale que pour faire honneur à un visiteur.
Quand la Grande Guerre a battu son plein et englouti les hommes, ce sont les femmes qui les ont remplacés. Elles ont ensemencé les champs, cultivé les terres, rentré les récoltes. Elles ont nourri la population et les combattants. Elles ont aussi pérennisé le patrimoine terrien. Et cela, sans jamais oublier de me passer à leur cou et de me nouer à leur taille, moi, leur tablier.
Et puis elles ont quitté discrètement le devant de la scène et retrouvé l’ombre à quoi leur éducation disait qu’elles étaient destinées. Mon humilité semblait leur convenir, presque comme une seconde peau. Je dis « semblait » parce que c’était dans l’ordre de la société – les hommes devant, les femmes derrière – mais rien dans la nature humaine ne les prédestinait à cela.
Il leur faudra des décennies pour parvenir peu à peu à desserrer l’étreinte, à sortir du silence, à revendiquer toute leur place dans le monde rural. Pour faire reconnaître leurs compétences, pour assurer des responsabilités, pour faire autorité. Ce fut le long combat des femmes, et singulièrement des femmes du monde rural. J’écris « ce fut » mais vous entendez bien que le présent serait plus juste : « c’est » un long combat, car il se poursuit.
Moi, le tablier, j’ai disparu pour laisser place à la cotte, la cotte de travail, qui vaut pour les hommes et pour les femmes. J’étais l’attribut féminin, la cotte est simplement le message universel du travail, du labeur. J’aime ce joli mot de « labeur » qui est de la même famille que « labourer »…
Sous sa cotte, l’agricultrice porte robe ou pantalon et surtout, très haut, ses idées, ses projets et ses rêves : elle est pleinement dans son siècle. Tout devant…

Le Tablier