Lettre 050 : De la moisson aux vacanciers

Vous êtes encore au lit alors que moi je trépigne d’impatience, les orges sont mûres, dans ce champ du haut, le grain est prometteur, à point. Le vent souffle aujourd’hui. Un vent lourd et chaud qui prend les nerfs des paysans à vif. Top départ. Ils ont commencé dans le Loir-et-Cher. Mais chez nous c’était trop tôt. Maintenant on n’attend plus. Après il sera trop tard. Le travail de toute une année de sueur, d’engrais, de labour, de semis, de gel, de stress et d’irrigation, tous les jours, la nuit et le week-end. N’en jetez plus, la coupe est pleine. C’est enfin mon tour, le grand moment, l’acteur en pleine gloire, poussez-vous : j’arrive !
La chaleur est oppressante aujourd’hui. Le colza est mûr. Les grains sont secs. La moissonneuse révisée, enfin presque. Il manque une pièce commandée qui n’arrive pas. Chaque minute compte, chaque jour, chaque heure. Tant pis pour celui qui se trouvera en face, le malchanceux, le magasinier, le mécanicien, il prendra toute la colère du paysan furieux de rage : il lui faut cette pièce coûte que coûte : c’est son travail qu’on joue et la récolte d’une année.
Vous pouvez comprendre ça quand même, non ?
Bon, on va y aller ! Désolée de vous tirer du sommeil…
Les tracteurs commencent à ronfler dans la plaine. Le voisin a essayé, c’est encore trop tôt. Une bonne journée de soleil et la cavalcade des moissonneuses va commencer…
Vous supportez difficilement la chaleur… Vous sortez les ventilateurs et allumez les climatiseurs. C’est difficilement supportable. Nous, on craint l’orage. On a sorti les piscines pour les enfants et pour vous. Parlons-en ; tous les ans à la même époque, vous débarquez, tout sourire, coffre plein de valises, afin de faire un dernier adieu au paysan de la famille avant le départ en vacances ; Barcelone, Prague, la Côte d’Azur ou une retraite spirituelle… Vous ne partez pas sans avoir fait le plein d’exotisme rural : la moisson, la poussière, la sueur, le tour en moissonneuse, en tracteur pour livrer les remorques, de beaux souvenirs en plus à raconter au retour. Tout ce folklore, c’est si typique…
Allez, emplissez-vous bien les yeux et les oreilles et :
Partez loin, ce n’est pas un terrain de jeu ici.
Partez et laissez-les travailler. Au revoir et bonnes vacances.
Ah ? Vous n’êtes pas encore partis… Vous restez alors pour nous donner un coup de main peut-être ? Ce sont les enfants qui veulent rester ? Ils regardent le spectacle sur leur vélo… Ils ont la même machine en playmobil et en lego… Et là c’est comme un jeu grandeur nature… Evidemment à poireauter là au bord du champ vous serez jamais arrivés à l’heure et en plus vous allez vous coltiner les embouteillages…
Un bruit sourd au loin, un courant d’air frais. La chaleur va cesser, enfin. Une pluie fine. Non pas ça. C’est l’orage qui tonne. Ce ne sera pas pour ce soir, ni pour demain. Espérons que les dégâts ne seront pas trop graves. Les téléphones vont sonner bientôt. Combien de millimètres ? C’est encore fichu pour ce soir. Et l’attente va recommencer. On ne dormira pas cette nuit ou mal. Ou peu.
Un essai, une mesure d’humidité, encore deux heures de soleil et c’est parti, on attaque. Téléphone. On s’organise pour amener la machine dans ce champ mûri par le soleil. Les enfants et les femmes sont là, fébriles pour soutenir l’aventure. La machine démarre et bientôt, portés par la moissonneuse, les premiers grains tombent et déjà un peu d’angoisse s’estompe.
Ca y est je suis là et bien là vous m’avez attendue longtemps, j’arrive un peu plus tard que l’année dernière, soit ; mais soyez heureux : je suis arrivée et ce n’est que le début. Profitez-en : on va de plus en plus vite. Jusque-là c’était l’attente qui vous pesait, maintenant c’est rapidité, efficacité non-stop et on ne vit que pour moi s’il vous plaît. Le reste ne compte plus. C’est moi, moi seule, la star du canton. C’est simple ; on ne parle plus que de moi, c’est mon heure. Applaudissez messieurs dames : me voilà.
Paysans, vous êtes à mon service, à la disposition de tous mes caprices.
La première remorque est pleine. Joie et bonheur. On se dépêche, on n’attend pas s’il vous plaît et on part livrer au silo : allez les gars, il y a encore du boulot. J’aimerais bien les voir les mariolles de Parisiens le nez dans la poussière, la sueur qui fait coller les grains sur la peau et qui démange. Les mains dans le cambouis, les doigts écrasés et les égratignures. On ne se plaint pas et on avance.
Il est midi, on a le ventre creux.
Heureusement quand même qu’il y a les femmes pour apporter des en-cas, de l’eau, pas trop de bière, il faut rester concentré. La moindre erreur peut être fatale.
Et bien vous revoilà, toujours présents dans les moments faciles… Je vois que vous faites fumer le barbecue, vous vous doutiez bien que ce fumet viendrait jusqu’à mes narines délicates… Sauce parfumée… Ne bougez pas, j’amène les fines herbes !!! Et vous râlez et vous râlez… Et il vient d’où ce pain aux graines qui accompagne votre repas d’après vous ?
Les râleurs ça me rappelle une grand-mère qui dit toujours qu’avant c’était plus dur, avec tous ces saisonniers à nourrir, et puis c’était plus long, il y avait pas toutes ces machines. C’est sûr, avec ce progrès, c’est vraiment du gâteau. Nous c’était les chevaux.
Déjà un champ, et un ! Estimation du rendement s’il vous plaît ? Pas terrible… Terriblement moyen… On téléphone au collègue de l’autre côté du champ… Le double, pas possible ! Bien irrigué, bien traité… Et la langue bien pendue à multiplier par deux la réalité… Allez, on les connaît…
On continue et on attaque le deuxième. La nuit est là. On continue aux phares et on met la radio pour ne pas s’endormir.
Tiens vous revoilà… Le barbecue était bon ? La promenade digestive de l’après-dîner pour aider les effluves de rosé à se dissiper… Vous avez les traits reposés… La sieste a été bonne ? La fraîcheur apaise, les enfants sont plus calmes, c’est agréable toute cette agitation étouffée par la nuit qui tombe sur les champs… Vous râlerez d’ici une heure quand vous ne pourrez pas dormir les fenêtres ouvertes à cause de ces fichus paysans qui travaillent même la nuit… On n’a pas idée… en plein mois de juillet…
Tout ça allait trop bien. C’était sans compter la casse de l’arbre de batteur. Garez-vous, ça va chauffer… En plus aujourd’hui il fait beau, sec, pas de vent, mais de la pluie dans deux jours, juste le temps de la réparer et il pleuvra. Il faudra encore attendre que ça sèche. Et 5 à 6 jours de perdus…
Allez, on crie un bon coup contre cette fichue machine, contre le commercial qui l’a vendue, la faute à tout le monde.
Mais quand même, on ne parle encore que de moi… Mon heure de gloire peut encore durer… allez… encore une semaine…
Bientôt quand tout le grain sera rentré, livré, stocké, ce sera l’apéritif de fin de moisson, le ouf de soulagement, et on se dira que c’est moyen… en attendant les prix du marché… Mais surtout, que tout ça n’était pas très grave. Et surtout, je le sais… Je vous manque déjà…
Alors reprendra l’attente, je retournerai dans l’ombre, but ultime du travail de l’année… Laissant ma place aux labours, aux semis… Mais… je reviendrai… Vous aussi, je pense… Alors, à l’année prochaine !

La moisson