Mon cher petit,
Tu ne peux imaginer le plaisir que j’ai éprouvé, l’autre jour, lorsque je t’ai entendu dire à ta grand-mère : « je veux dormir dans les draps de Grand-père ».
Empilé dans l’armoire avec tout le linge de la famille, je ne savais pas encore si je serais l’heureux élu. J’étais bien un peu remué de temps en temps quand les propriétaires voulaient glisser subrepticement un petit bout de leur magot pour le garder à l’abri, mais aussi à portée de main ou lorsque quelque sachet de lavande atterrissait dans la pile nous inondant d’un parfum printanier et quand Grand-mère ouvrait la porte de l’armoire et nous contemplait rêveuse.
Je ne connais pas ma date de naissance. Mais, après un long voyage dans la famille Coton, j’ai passé les premiers temps de ma vie dans les Vosges, à l’époque où les filatures étaient florissantes, en compagnie des familiers de la race des bio : lin et soie (des aristos) et aussi laine. Et puis, on m’a affublé d’un jumeau pour, paraît-il, faire la paire et c’est ainsi que je me suis retrouvé, avec les membres d’autres familles, à parcourir des routes cahoteuses et poussiéreuses dans une guimbarde d’un autre âge.
On m’étalait, me palpait, me repliait et j’ai fini par atterrir dans une grande armoire confortable de la marque Normande où j’ai rejoint une tribu nommée « trousseau », constituée pour, paraît-il, doter une mariée.
C’est là que je me suis vu confié à une brodeuse qui m’a tiré des fils pour faire des jours, ce qui ne m’a pas trop plu : faire des jours dans des draps pour la nuit n’est pas très malin ! Par contre, j’ai adoré les délicats entrelacements des initiales de patronymes de la famille à qui j’étais destiné.
Je ne te raconterai pas ma vie privée. J’ai eu droit à des moments de joie et de peine et aussi à des bouderies lorsque mes hôtes couchaient « à l’hôtel du cul tourné » et aussi des ébats sur lesquels j’ai souvent fermé les yeux.
Ah! quand c’était le jour de « grande lessive » où je prenais mon bain chaud dans la «casse» ou la lessiveuse puis, après une promenade en brouette vers le lavoir, tapé par le battoir ou frotté par le chiendent avec le savon de Marseille ou la cendre lessive, rincé à l’eau claire de la fontaine, je me prélassais au soleil, étalé sur l’herbe parfumée et les fleurs odorantes pour «verger», maintenu par quatre pierres afin que je ne m’envole.
Ensuite, ce fut moins drôle lorsque je me retrouvais à tourner dans tous les sens dans un cylindre nickelé puis essoré à la centrifugeuse et étendu sur un fil où je pouvais quand même m’imprégner d’odeurs champêtres. Puis, c’était l’étirement, le pliage et le passage au chaud pour faire disparaitre mes rides.
Tu vois, petit, je suis content que tu apprécies ma chaude fraicheur ; maintenant, plus besoin de bassinoire ni de brique chauffée dans le four de la cuisinière ni de grand frère pour chauffer ta place. J’ai bien senti que tu te tortillais pour frotter ta peau tendre sur mon tissu rugueux. Je suis fier de t’avoir fait délaisser ces nouvelles familles aux noms barbares, prétendant être plus légers ou confortables et surtout, abandonner celles que je hais le plus, les « couettes » et les « doudounes » qui m’ont relégué dans l’armoire de Grand-mère en attendant que je termine ma vie en torchon à vaisselle.
Avant cela, j’aurai eu le plaisir de te sentir blotti dans ce grand lit ne laissant apparaître que le noir de tes yeux.
L’expression : « tu es dans de beaux draps ! » dont l’origine remonte au 18′ siècle, signifiait que les personnes de « mauvaise vie » devaient porter du « drap blanc » pour faire ressortir la noirceur de leur âme et est restée péjorative alors que, pour moi, cela représente un beau rêve.
À ce soir, petit.
Le drap de Grand Père.