Mon vieux pêcheur,

Vieux, car tu prétends avoir vingt-sept ans d’expérience en pêche mais moi j’en ai presque trois fois plus, soixante-quatorze ans au compteur ! Je t’écris pour te raconter mon histoire. Je m’en voulais que tu m’aies raconté la tienne et moi pas, alors voilà…
J’étais encore un bébé sébaste quand mes parents se sont fait manger par un ours polaire dans les eaux du Groenland. Errant dans ces eaux froides de l’Atlantique, un jour, j’atterris dans un estuaire, je ne savais pas lequel, car j’avais passé mon enfance sous deux cents mètres de profondeur. Et puis je ne
connaissais rien au monde extérieur, à part quelques légendes racontées par les anciens. Les poissons et les grenouilles de ces eaux tièdes et douces étaient très accueillants et m’ont bien renseigné. Ainsi j’ai appris que je nageais dans l’estuaire de Saint-Nazaire qui joignait l’Atlantique et la Loire. J’ai donc décidé de remonter ce fleuve. Et c’est ainsi que j’arrivai à Beaugency le 6 juin 1944 pendant la guerre. Pour couper la retraite aux ennemis, les Américains ont tenté de détruire tous les ponts de la Loire. Mais heureusement, le pont de Beaugency, si je ne l’ai vu esquinté, j’ai aussi assisté à sa reconstruction. Et me voici aujourd’hui à t’écrire son histoire, oh ! une bien petite partie, car il n’est pas tout jeune. Tout comme moi.
Au plaisir de te revoir,

Le sébaste