Lettre 139 : De Julien à l’ondine du grand lac

  • Canton : Beaugency
  • Commune : Beaugency

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Chère ondine du grand Lac,

Les soirs de cafard, il me prend souvenance de ce bras de Loire, entre l’île aux castors et les prés des Quatre-Vents ; la rive gauche, jusqu’à Sublette ; le territoire des rives de Beaugency ; ton ancien royaume de l’onde, à moins que tu n’y résides encore, dans quelque profond trou d’eau, au milieu des moules, des gardons de fond, des goujons : pour nous, vieux Balgentiens, ton âme y erre toujours, depuis les digues de pierre jusqu’aux petites plages, peuplées de grèbes et de hérons, de grues et de sternes.
Tu régnais sur un monde de légende, où s’ébattaient des créatures fantastiques : ondines ou naïades, sylphides, sylphes ou lutins dans les roseaux, les saules ; dryades ou hamadryades : ces nymphes des bois qui naissaient avec un nouvel arbre et mouraient avec lui.
Un monde vivant, animal et végétal, empreint de paix, de concorde : un Eden, en quelque sorte, sauf pendant les colères du fleuve.
Souvent, à l’aube ou au couchant, selon la saison, à l’heure où le fleuve luit jusqu’à Maison Rouge, le  Royaume du Grand Lac se parsemait de lueurs fugitives scintillantes.
D’autres naïades, d’autres sirènes, venues de l’Ime, de l’Ardoux ou des Mauves, étaient invitées à s’aventurer en Loire, conviées à un grand bal aquatique par toi-même, Ondine souveraine des lieux. Ces paysannes des nappes souterraines de Beauce, venues par les chemins d’eau de Talcy, Tavers, Cravant, Huisseau-sur-Mauves, jusqu’à la Cour du Grand Lac, s’y sentaient honorées. Le domaine s’étendait jusqu’au Dhuy, Vaux Accruaux : dans la Paix, ta justice débonnaire s’exerçait à régler les petits différents entre bancs de poissons, quelquefois belliqueux… et voraces.
Hélas ! ce temps béni ne dura pas.
Un triste soir venteux de novembre amena des envahisseurs qu’aucun poisson ne souhaitait.
Menés par une noire sirène de basses eaux à queue de squale, sorcière issue peut-être de l’accouplement monstrueux d’un dragon et d’une pieuvre ou d’une méduse, la troupe de reîtres, de coupe-nageoires s’avançait dans le fleuve.
Brutalement, la dragonne noire vint te défier en te sommant, toi et ton peuple, de quitter le Grand Lac. D’abord abasourdie, tu relevas le défi.
Rendez-vous fut pris pour le champ-clos du combat, le Trou « César », le lendemain matin.
Au lever du jour, les troupes se firent face.
Pour les dragons, sandres, black-hass, anguilles, d’énorme silures dévoreuses.
Pour ces ondins, un corps de brochets de bataille, aux dents longues comme des estramaçons, des détachements de perches, d’ombles et de gardons ; rapides à l’esquive. Carpes et tanches assuraient les secours.
Le combat fut dantesque. Dix fois, les assaillants crurent tenir la victoire. Dix fois, ils furent repoussés malgré de lourdes pertes. La surface du Trou César rougeoyait de sang et des centaines de poissons flottaient, le ventre à l’air.
Vers 17 heures, – le jour baissait en cette saison – la Sirène noire, comprenant qu’elle ne viendrait pas à bout de la résistance de tes ondins, sonna la retraite. Les restes de son armée s’enfuirent, passèrent les arches du Pont et se laissèrent porter par le courant en aval, peut-être jusqu’à Blois, Tours ou Angers, qui sait !
Ta victoire, Ondine du Grand Lac, et celle de ton peuple furent l’occasion d’une fête mémorable dont l’écho se propagea dans tout le pays de Loire-Beauce, depuis les rives de Beaugency. On en parle, encore, dans les veillées d’hiver, quand les télés sont en panne.
Quant à moi, que la nostalgie prend souvent, je vais me promener sur la rive gauche, là où ton royaume se situait. J’y entends des murmures : les hamadryades des aulnes bruissent de bavardages joyeux. La surface de l’onde se zèbre de flèches blanches, d’éclairs bleus, de taches rouges. C’est bien ! L’ondine du Grand Lac est rêveuse, pérenne et fidèle. A bientôt.

Ton vieil ami de Loire-Beauce
Julien