Ô ma Loire
Je t’ai découverte lorsque, minot, lustrant les bancs de la communale de mes fonds de culotte, mon premier voyage scolaire m’emmena sur tes rives à Langeais après une halte à Chinon. T’imagines-tu un instant ce que ta grandeur pouvait représenter pour mon regard de gamin, moi qui jusqu’alors n’avait guère dépassé les limites de mon village ? Mon seul outil d’évasion était mon vélo vert acheté par un oncle, qui me permettait d’arpenter à l’envi les sentiers et chemins de ma campagne dans l’enthousiasme d’une totale liberté.
Les seules voies d’eau qui m’étaient alors familières étaient les rivières du marais où m’emmenait mon père sur sa mobylette. Lui taquinait gardons, ablettes, anguilles et autres gourmandises d’eau douce. Moi, je m’initiais à la pêche à la grenouille verte avec ma canne en bambou prolongée d’un fil de nylon avec un grappin à trois branches décoré d’un infime morceau de tissu rouge servant de leurre pour attirer le batracien.
Jusqu’à maintenant je ne te connaissais qu’à travers la géographie. Le maître d’école, sur une grande feuille blanche que l’on collait ensuite dans le cahier approprié à cette matière, nous avait reproduit une carte de France vierge. Nous devions y situer les massifs montagneux et les quatre grands fleuves, et y positionner les villes les plus importantes. Pour moi, tu n’étais alors que ce trait bleu, barrant la France transversalement, telle une ligne de démarcation entre nord et sud. Un trait bleu piqueté de points rouges en lieu et place des villes implantées de part et d’autre de tes rives et qui ont pour nom Nantes, Angers, Saumur, Tours, Blois, Orléans. Un trait bleu qui brusquement s’incurvait à Gien pour descendre vers le sud jusqu’à l’emplacement de ta source, au Mont Gerbier-des-Joncs.
Et là, tu étais bien présente. Telle une princesse, tu étalais sans vergogne la magnificence de tes atours sous la lumière crue du soleil et tes eaux rayonnaient d’un bleu électrique sous la voûte azurée du ciel de juin. Ta course vers l’océan s’écoulait sereine, indolente, voluptueuse. J’aurais aimé te regarder, t’admirer, t’observer, me remplir encore un peu plus la rétine de mes yeux d’enfant ébahis, mais tu n’étais pas ce jour-là le but du voyage. Qu’importe, cette rencontre m’avait déjà sublimé et ne resterait peut-être pas sans suite. Mais ça, je ne pouvais le deviner !
Plus tard, adulte, au hasard de mes pérégrinations hexagonales en voiture, à maintes reprises, j’ai eu l’occasion de te voir, de traverser bon nombre des ponts qui enjambent les mille kilomètres de ton cours. Et chaque fois, cette rencontre, même furtive, me remplissait d’un plaisir toujours renouvelé mais me laissait en même temps la frustration d’un moment toujours trop bref. Et puis, par un de ces jours bénis des dieux du hasard, si ce n’est ceux d’une bienheureuse destinée, je suis venu m’installer, sur ta rive droite, dans une de ces nombreuses bourgades qui ont écrit l’histoire royale de France. Au bout d’une petite rue follement champêtre, s’engouffrant entre coteau jadis dédié à Bacchus et ru qui se la coule douce au bord de quelques rectangles de verdure où gambadent les lapins dans une sarabande, je t’observe, je t’épie sans retenue. Un quart de siècle où, chaque matin, en jetant un œil par la grande baie vitrée du salon de ma thébaïde perchée en haut de ce coteau, tu t’offres à mon regard dans un rituel quotidien qui scelle ma journée d’une aura bienfaitrice.
Un quart de siècle où, chaque jour, je te vois vivre au rythme des saisons et te maquiller aux couleurs du temps sans la moindre lassitude. Etincelante au petit matin, lorsque le soleil se lève au-dessus du rideau de peupliers et te nargue de sa lumière incandescente. Féerique lorsque les mouettes dessinent de folles arabesques au milieu des nappes de brume qui flottent au-dessus de ton onde. Lumineuse sous un ciel d’été qui étire à l’infini le bleu de son azur. Scintillante lorsque tu brasilles sous les reflets d’argent d’un soleil automnal anémique. Charbonneuse sous l’encre des nuages annonciateurs d’un orage. Tourmentée et mine-de-plomb sous un ciel de cendre et de suie d’une triste journée d’hiver. Chahutée par un vent démoniaque qui te prend à rebrousse-poil, tu te hérisses de crêtes d’écume qui se délitent en clapotis rageurs. Bercée par une brise caressante, tu te rides en de légères ondulations. Romantique lorsque, le soir, avant de partir faire sa nuit, le soleil, dans un dernier sursaut d’énergie, te jette ses tons orangés. Rebelle, tu l’es parfois aussi et tu sors gaillardement de ton lit et transforme les champs environnants en d’éphémères lacs. Un froid sibérien s’avise-t- il de s’inviter et te voilà charriant des galettes de glace semblables à des meringues qui s’entrechoquent, crissent et geignent dans leur dément périple.
Si depuis un quart de siècle je peux te contempler à souhait, j’affectionne avec la même ferveur de pouvoir partir à ta rencontre un peu plus loin. En fonction de mes envies et de ma disponibilité, à la marche, en petites foulées ou en enfourchant mon vélo, je m’enivre de liberté en partant sur tes sentiers, sur tes chemins ou sur tes langues de bitume longeant chacune de tes rives et je me délecte du spectacle de ton vivant théâtre d’animation aquatique. Tantôt c’est le vol d’un héron qui déguerpit en maugréant parce que dérangé par un bipède batifolant, celui d’une aigrette qui s’empresse d’aller voir ailleurs si la table est meilleure ou le piqué d’une sterne affamée. Tantôt ce sont des cygnes qui lambinent au bord des roseaux ou une compagnie de cormorans enfiévrée par la découverte d’un banc de poissons et qui s’extirpent avec lourdeur de l’élément liquide en laissant derrière eux des giclées d’écume. Plus loin, ce sont des canards qui se laissent entraîner paresseusement par le courant et des foulques toujours en quête de nourriture qui se faufilent entre les écharpes d’herbe qui frangent la base de tes berges. Je sais tes eaux réputées pour le sandre et le brochet. Le silure y règne aussi. Jamais je n’ai ressenti la sensation de la canne à lancer pliant sous le poids d’une prise, ni le duel jouissif avec le poisson prisonnier au bout de la ligne. Les pêches à la rainette de ma période culottes courtes et éveil au monde sont restées sans suite.
On te dit royale et sauvage. Deux qualificatifs qui t’habillent à merveille. Les rois, les ducs et autres princes ont déserté tes abords depuis des lustres, laissant derrière eux les demeures de la folie de leur grandeur et de leurs vertiges mégalomanes. Les bateaux qui t’animaient avec tant d’ardeur à l’apogée de la marine commerciale ont disparu eux aussi et t’ont rendu ta virginité initiale. Royale, tu le resteras. Sauvage, peut-être. Tout dépendra de la main de l’homme. Puisse-t-elle rester raisonnable !
Je sais qu’un jour, inexorablement, je devrai t’abandonner. Mais ça, tu t’en moques bien. Et toi, tu continueras ta folle chevauchée, ta fuite éperdue vers l’océan, amorcée depuis belle lurette dans les limbes d’un temps qui nous échappe. Les arches de tes ponts entendront encore longtemps, longtemps, longtemps la chute assourdissante de tes flots impétueux. Interminablement.
Serge