Lettre 244 : Du vieux puits à un ami

  • Canton : Meung sur Loire
  • Commune : Chaingy

Voir toutes les lettres

Ami,

J’ai été très agréablement surpris de recevoir ta lettre, moi qui suis depuis si longtemps oublié.
Tu dis t’intéresser  au patrimoine de nos campagnes, et tu te rapproches de moi pour recueillir mes souvenirs.
Alors, je me souviens…
Je suis né en 1902, dans un village de vignerons. Ma journée commençait à six heures, quand Lucienne, la plus matinale, venait tirer son seau d’eau claire.
Le grincement du tambour alertait Adèle puis Sidonie. Léontine arrivait à son tour et les quatre commères échangeaient les dernières nouvelles du village, jusqu’à ce que Gustave, le mari de Lucienne, rappelle sa femme car il avait besoin d’eau pour sa barbe.
Il fallut attendre une génération, pour qu’en 1930, on m’équipe d’une chaîne à godets, mais Arlette, la fille de Lucienne, devait toujours tourner la manivelle.
En 1948, on remplaça la pompe à godets par une pompe électrique et un groupe de surpression.
Mon eau arrivait directement dans les cuisines.
Le grand chambardement arriva en 1954, quand on nous remplaça, mes collègues et moi, par le château d’eau. Nous ne servions plus à rien. On nous bouchait, on nous comblait, certains servaient de dépotoirs. Je ne fus pas le plus maltraité : on m’affubla d’un couvercle de tôle et je servis de présentoirs à géraniums.
Jusqu’à ce jour de 1970, où on m’amputa de la margelle qu’on installa au centre de la place du bourg où elle continue de jouer le rôle de décor urbain.
J’ai eu une vie bien remplie, mais fais partie de ceux que le progrès a supprimés.
Puisqu’on parle de progrès, je vais terminer ma lettre par un sourire : Nathalie, l’arrière-petite-fille de Lucienne, ne s’explique pas pourquoi son arrière-grand-mère n’avait que la cour à traverser pour tirer un plein seau d’eau de source, alors qu’elle, est obligée de faire 25 kilomètres pour acheter l’eau minérale au super marché.
Merci de m’avoir tiré de l’oubli, très amicales salutations.

Le vieux puits.