A un prunier.
Tu n’es plus là, sans doute. Tu penses, avec tout ce temps ! Et moi-même, qui suis à un an du siècle, il va falloir aussi que je songe à m’en aller. Mais je voudrais raconter cette histoire qui date de 68 ans ! Autant dire la Préhistoire… D’ailleurs les historiens ont appelé cela la « débâcle », de l’armée allemande s’entend. Ils refluaient depuis la Normandie et nous n’étions pas fâchés de les voir partir, c’est le moins qu’on puisse dire.
Voilà donc qu’un jour, une troupe passe par la ferme. Tu me connais, ces gens-là avaient beau être des « ennemis », ils étaient des hommes jetés dans cette fournaise par la débâcle des politiques. Parmi ce petit groupe, il y avait un lieutenant. Il n’avait pas mangé depuis deux jours. Il n’avait aucune arrogance, il était presque timide à nous parler et, comment dire ?… Il aurait pu être mon frère. Il était gentil. Le mot est mièvre mais il dit bien comme il était. Nous l’avons installé à la table et nous lui avons servi ce que nous avions. Ça faisait du bien de retrouver un peu d’humanité dans ces temps sinistres.
Là-dessus, je vois ses hommes qui mangeaient tes prunes, je ne dis rien. Mais ces jeunes couillons se mettent à tirer sur tes branches, à les casser. Alors là, mon sang ne fait qu’un tour. Dès que je lui dis ça au lieutenant, il sort et fait immédiatement cesser le massacre. Mais les autres m’emmènent quand même dans la ferme voisine où s’était installée la Kommandantur. Quand je suis entré, je n’en menais pas large : l’officier était torse nu et il portait un pistolet à la ceinture. Le lieutenant est vite arrivé, il a dit quelque chose à son supérieur et ils m’ont relâché.
Seulement, je me suis rendu compte que l’on m’avait volé ma batterie d’accus. Alors ça, c’était une catastrophe parce que c’était introuvable en ces temps de pénurie. « Vous inquiétez pas, je crois savoir où ils sont, vos accus », m’a fait comprendre le lieutenant. Et nous voilà partis tous les deux avec la brouette pour les rechercher.
Tu imagines la scène ? C’est complètement improbable et pourtant…
Depuis ce jour, chaque fois que je suis venu cueillir tes prunes, chaque fois même que je suis passé près de toi, j’ai repensé à cette scène. Je me suis dit : j’espère que là-bas, en Allemagne où je voudrais tant qu’il soit vivant, il y a un petit lieutenant qui doit se souvenir de nos regards, de la poignée de mains que nous avons échangée, et qui croit, comme moi, que nous ne sommes pas faits pour nous entretuer mais pour fraterniser. La vie est si courte… Même à 99 ans, on se dit que la vie est courte.
Je t’embrasse affectueusement,
Gabriel.