Cher automobiliste,
Tu es passé à côté de moi et tu m’as complètement ignoré car, arrêté au carrefour, tu étais trop occupé à guetter le changement de couleur du feu et à surveiller toutes les voitures devant toi qui t’empêchaient de rouler comme tu le voulais.
Si tu veux bien me consacrer quelques instants de ton temps précieux, tu verras que je ne suis pas seulement un tas de vieilles pierres laissées sur le bord de la route mais que j’ai été le témoin d’un grand nombre de faits.
J’ai été construit en 1848. A côté des vieux moulins en bois, j’avais fière allure. Il faut dire que j’étais impressionnant :
Haut de 16 m mes murs étaient épais à la base de 1,05 m et au sommet de 0,60 m. Mes ailes d’une envergure de 21,40 m faisaient 8 tours par minute quand le vent était favorable ce qui permettait à chaque groupe de meules de moudre environ 100 kg par heure.
Au début tout s’est bien passé mais en octobre 1870, le 10 si ma mémoire est exacte, j’ai vu le combat d’Artenay, notre défaite, la déroute de nos troupes et le passage des Teutons triomphants.
En décembre, par un froid glacial (20 degrés en-dessous de zéro et les Français logeaient sous des tentes), les Prussiens vainqueurs et les Français vaincus des combats de Loigny et de Poupry passèrent encore devant moi.
Les troupeaux de moutons et les cabanes roulantes des bergers ont ensuite apporté de l’animation.
J’ai vu le passage de Blériot le 31 octobre 1908. Il était parti de Toury avec son avion (le Blériot VIII ter), s’était posé à Auvilliers et Santilly à la suite de pannes puis était revenu atterrir à Toury. Les mauvaises langues prétendaient d’ailleurs que la région avait été choisie pour ce « premier voyage à travers champs avec escales » car elle lui permettait de se poser presque n’importe où (Blériot était déjà célèbre à l’époque pour ses atterrissages… disons inattendus).
L’année suivante, le 9 juillet, il a remporté le « Prix du Voyage » en parcourant la distance Etampes Chevilly (41 km à 64 km/h).
Mes ailes ont été démontées en 1918. J’ai eu beaucoup de peine mais depuis une vingtaine d’années il faut dire que je ne servais plus à rien.
En 1936 l’arrivée des avions à Bricy m’a permis de me distraire mais pour peu de temps seulement car en 1940 l’exode jeta sur les routes de nombreux malheureux. Ensuite, je vis le passage des avions allemands puis des avions alliés qui partaient bombarder des cibles lointaines.
La sucrerie m’apporta un nouveau paysage : je voyais les gros camions chargés de betteraves circuler avec leur chargement impressionnant.
Depuis de gros changements ont complètement changé mon apparence. J’ai
été acheté par la commune d’Artenay, ce qui m’a sauvé et les premiers travaux de restauration ont débuté en 1974. Le vieil arbre a été déposé en 1977, un arbre et un rouet neufs furent installés en 1978 et la couverture achevée en juillet 1978.
On posa les verges et les scions en 1979 et la mise au vent arriva enfin en 1980. Je revivais enfin …
Maintenant les automobilistes ne me regardent plus de la même manière mais s’extasient ou me regrettent avec l’apparition de mes petites sœurs les éoliennes.
J’espère que, toi aussi, tu ne me verras plus avec les mêmes yeux.
A bientôt.
Le moulin de pierre d’Artenay.