Chère marcheuse,
Te souviens-tu de moi ? Je suis le champ qui borde la route de Villiers du côté du crucifix. Tu m’as souvent longé, les yeux perdus dans le lointain, le regard rivé sur l’horizon, le corps lancé dans ta marche. Je n’étais qu’un champ de Beauce et tu étais indifférente à ma présence. Jusqu’à ce jour de printemps, où, dépassant la croix, tu es tombée en extase. J’ai d’abord cru que tu avais eu une vision, c’est plutôt fréquent à cet endroit !
Mais non, c’était bien moi que tu regardais. J’étais devenu un immense champ de lin, d’un bleu si tendre, qui oscille entre le blanc et un parme très doux, en passant par des bleus si légers que c’en est la tendresse même. Et puis, ta visite a été régulière. L’été venu, alors que je ne pensais plus te revoir, certains jours tu débarquais le matin, d’autres fois c’était le soir, au coucher du soleil. Tu t’arrêtais près de moi et tu me contemplais. Petit à petit j’ai compris ce qui t’intéressait. Tu observais comment je séchais. Tu notais les variations de tons. Comment la couleur noisette gagnait du terrain alors que les tiges vertes persistaient plus longtemps. Tu venais sentir le sec, autant de manière visuelle qu’olfactive. Tu regardais les graines qui viraient du brun roux au marron. Ta présence était un rendez-vous, une rencontre avec la terre, une communion de deux vivants.
Et puis, un matin de fin juillet quand tu es venue, mon lin n’y était plus. J’étais redevenu un champ nu, le champ de Beauce qui borde la route de Villiers du côté du crucifix. Maintenant, quand tu marches à mes côtés, je vibre sous tes pas et tu me regardes différemment.
Ton champ de lin.