Lettre 345 : Du dernier passeur à la Loire

  • Canton : Beaugency
  • Commune : Tavers

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A toi, ma Loire, mon amie de Fluz à Barchelin,

Je me fais bien rare, je le sais, tu me l’as dit. Je suis ton ami, mais je te délaisse, tu me l’as répété. Je ne te vois plus qu’en de brèves occasions, presque des visites de courtoisie alors que notre histoire à tous les deux est si forte et même si exceptionnelle. Moi qui,  dans un récent hier, ai poussé la tendresse jusqu’à te parcourir à pied du Gerbier de Joncs où tu as ta source minuscule au sein d’un petit jardin de curé, jusqu’à Tavers où j’habite. Moi qui ai failli me noyer en toi dans un de tes terribles trous près du fameux Trou César, sauvé de justesse par Grand Guy, deux mètres et des poussières. Ce géant m’avait sorti de l’eau comme un paquet ruisselant, déjà asphyxié, puis tout dégobillant. Dès lors, tu m’as toujours fait un peu peur, une peur qui m’attire. Tu représentais pour moi, l’obsession du trou et une permanente idée de la mort. Je me rappelle qu’un soir, lorsque j’étais enfant, mon père, un gendarme,  est rentré brutalement à la maison. Il puait le cadavre, du moins c’est ce qu’avait dit ma mère. On ne m’a dit que plus tard que cette odeur qu’on retrouve en miniature, le soir, dans certaines boucheries, est celle de la mort. Et elle s’associe toujours pour moi à la couleur verdâtre des lichens, la couleur de la Loire. Il n’avait tué personne, il avait simplement retiré de la Loire une boursouflure, une crevure d’homme, dont le bras s’était détaché dès qu’il avait tenté de le tirer sur la berge.
Nous avons des milliers de souvenirs en commun, toi et moi,  et je ne vais pas tous te les rappeler, mais laisse-moi en évoquer certains, plus gais, au gré de ma fantaisie, en mémoire des longues conversations que nous avons eues tous deux. Tu te rappelles, amie, quand je te passais dessus ? L’expression est triviale sans doute, mais j’étais bel et bien passeur de Loire  naguère. Je dis naguère compte tenu du temps qui est le tien. Je me rappelle, c’était en 1964 je crois, j’étais tombé amoureux d’une fille dont les parents tenaient la buvette de la plage de Beaugency, de l’autre côté. J’y traînais tout le temps sur cette fameuse plage aujourd’hui disparue où déjà enfant j’avais fait quelques chutes de toboggan et de tape-cul.  A l’époque, tu étais un aimant pour les adolescents dont tu étais souvent le loisir principal entre la pêche au gardon et à l’ablette en bas du Petit Mail ou au goujon à Barchelin, les baignades en cachette, les jeux, les ricochets, les tentatives de premiers baisers dans l’Île aux Canards. La télé à l’époque était encore un truc de riches…
Pendant plusieurs années donc, bien plus tard, j’ai été passeur de Loire. Pour les beaux yeux d’une  fille qui est même devenue mon amante au long cours puisque je l’ai épousée. Être passeur en 1965 était plus facile qu’auparavant, car il ne s’agissait plus, comme autrefois, de pousser à l’aide d’une gaffe la lourde barque à fond plat. C’était le père Jallat qui faisait ça, dans le temps. Dans des temps plus anciens encore, paraît-il, un câble reliait les deux rives. La grande barcasse goudron noir à fond plat ne dérogeait pas à son trajet mono ferrique du moins, si les anneaux étaient solides et si le câble ne se rompait pas. S’il se rompait, la barcasse goudron noir se retrouvait brisée sous la grande arche marinière du pont avec son chargement d’hommes et de guenilles en balluchons. Les remous y étaient si mauvais que régulièrement des téméraires qui s’y aventuraient en canoë ou autre embarcation légère s’y « retournaient », et alors, mieux valait savoir nager et ne pas heurter de la tête un des débris vestiges de l’histoire de ce pont. Aujourd’hui les kayakistes s’y amusent le dimanche, esquimautant  à qui mieux-mieux, mettant un malin plaisir à montrer le cul de leur bateau le plus longtemps possible, pour prouver que leur apnée est la plus longue.
J’avais seize ans et j’étais passeur de Loire sur un bateau sans nom de onze mètres, pour quarante personnes au maximum disait le panonceau. Son tirant d’eau de quarante centimètres permettait  normalement de passer partout, même sur tes hauts-fonds. Mais, bien souvent, lors de remontées de deux ou trois kilomètres en amont, vers Baule, je sentais le fond qui effleurait les bancs de sable. Il m’arrivait même parfois de m’empaffer. Il fallait alors gaffer, faire déplacer les gens, branler le bateau. A toi, ma Loire, c’était ta manière de me retenir un peu plus longtemps.
J’aimais remonter le courant vers Baule. Parfois, par forts débits, la quasi annulation des vitesses nous faisait faire du sur-place, malgré la puissance du gros moteur marin, suédois comme il se doit. Alors les croisiéristes prenaient  le temps de regarder le sable, la végétation, une vache qui chiait dans un pré. J’aimais quand le vent violent te rendait houleuse et verbeuse, lorsque tes vaguelettes claquaient et éclaboussaient mes clients. Debout à ma barre en acajou, je commençais alors à me prendre pour le début d’un marin.
Un jour, tu te rappelles ? C’étaient des nudistes qu’on avait surpris endormis sur la plage de Fluz. Le bruit sourd du bateau avait  dû se superposer à leurs rêves. Au réveil, hébétés, ils ne savaient plus comment agir pour dissimuler leurs atouts les plus intimes. Ça m’avait bien amusé de les revoir le samedi suivant, bien habillés cette fois, et revergondés, sur le marché de Beaugency où ils vendaient des sous-vêtements. A une époque où la nudité était rare voire condamnée, l’image était restée ancrée dans mes souvenirs à l’instar d’une photo osée du magazine Marie-Claire.
Un autre jour, un vieux – pour moi et mes seize ans – m’a proposé un marché. Il voulait que je sorte le bateau à la nuit tombée et que je l’embarque avec une femme pour une balade nocturne soit disant romantique. Il m’offrait une somme rondelette. A l’époque je n’étais pas trop dégourdi, et les choses de l’amour m’étaient encore assez mal connues. Je me voyais mal dans la position du chandelier. Le vieux semblait grivois, mal embouché. Je n’avais pas vu la femme. N’était-ce pas un mythomane ? Ou bien encore, peut-être était-ce à moi qu’il en voulait ? Parfois, je ne passais qu’un seul client parfois plusieurs dizaines. Un auvent coloré, bleu et jaune, aux couleurs de la ville, protégeait les têtes fragiles du soleil brûlant ou de la petite pluie vacharde. Mais je préférais l’espace  ciélique  et dès que je le pouvais je roulais à l’avant le hideux  auvent-drapeau-bicolore-pour-touristes. « On donne ce qu’on veut ! » J’étais parfois obligé de rappeler que le transport n’était pas tout-à-fait gratuit. Les pièces jaunes et puantes s’entassaient dans la boîte à gâteaux métallique. Je m’interdisais de les recompter trop souvent pour me réserver une plus grande surprise pour le soir. Les jours de mauvais temps, il n’y avait rien dans la boîte. Les jours de forte fréquentation, ça dépassait les cent francs, quinze euros d’aujourd’hui.
Mon boulot c’était surtout d’amener des clients du centre de Beaugency à la buvette de la plage, de l’autre côté. Je les embarquais un peu en aval du bout de l’Avenue de Chambord, on disait « le champ de foire » à l’époque, et je les déposais sur la digue du duit. J’ai eu un pincement au cœur quand ce duit a été détruit lors de travaux pharaoniques d’aménagement destinés à renforcer ton caractère sauvage, car, ne l’oublions pas, tu gardes le titre de dernier fleuve sauvage d’Europe.
Est-ce que tu te souviens quand, un soir de cette époque, dans ce duit justement, j’avais pêché à la cuiller pour la première fois de ma vie ? Avec la fameuse veine des débutants, j’avais ferré un brochet et je hurlais tellement de joie et de surprise que les gendarmes étaient arrivés en riant et avaient mesuré le brochet. Verdict : 38 cm. Ils m’avaient laissé le garder. C’était une époque où les gendarmes s’accoudaient encore au bistrot pour boire un canon et mesuraient les poissons pêchés dans un duit. A la buvette de la plage où ils venaient souvent, on leur servait un Malicieux, une mignonnette de vin rouge ou rosé mise en bouteille chez Rossignol, le marchand de vin, en bas du Petit Mail.
Tu te rappelles aussi, cet autre souvenir, bien vingt ans plus tard ? Les premiers temps de mars, juste avant le printemps, recèlent parfois quelques jours perlés où le soleil le dispute mâlement au froid. Sans doute attirée par des effluves subtils, par les premières ondes érogènes d’un équinoxe qui dénude les bras des femmes et rend les hommes plus sentimentaux et beaux, la foule se retrouve sur les quais de la Loire, comme au spectacle. Quelque chose lancine au creux des ventres lassés des répétitions de l’hiver. Puis on trimballe toute une journée son envie de baiser, en attendant qu’un moment propice permette de s’enfouir dans un monde creux à la recherche des myriades prémonitoires de la petite mort.
Ce jour de foule  lente-là, une apparition incroyable avait eu lieu au méandre de Barchelin (on appelait méandre ce qui n’est qu’une douce inflexion, mais c’est tellement plus chic !). Une gabare dévoilée remontait la Loire. Elle allait si lentement que les promeneurs du bord la dépassaient rapidement. Un petit moteur suffocant, impuissante mouche du coche d’eau, lui ardillonnait  la poupe qu’elle avait plutôt élégante. Trois ou quatre personnes, dont une seule femme, semblaient prendre leur mal en patience à bord de la nef callipyge. L’un des hommes, tenant une écoute de beau diamètre, embarqua sur une coquille de noix clichée qui se détacha en dérivant de la gabare. Il aborda, attacha la coquille à quelques roseaux qui attendaient justement pour rendre service et il commença alors à haler le bateau qui se rapprocha très nettement du bord. Les efforts démesurés de l’homme seul, observés par une foule timide, permirent à un premier passant de se croire obligé d’intervenir. Puis un deuxième prêta main forte. Alors la foule, devenue solidaire tout d’un coup, chercha à s’emparer de ce qui ressemblait bien maintenant à une corde et justifiait qu’on s’y intéressât. Certains tiraient fort, d’autres se contentaient de toucher le chanvre, pour pouvoir dire qu’ils y étaient et raconter le soir cette aventure qui viendrait grossir le capital familial. Quelques paresseux comme moi se retranchaient derrière un camescope qui les rendrait aveugles de réalité ou un appareil photo dans lequel la vérité deviendrait peut-être idéale. La foule était conséquente; un dernier effort permit de vaincre les remous monstrueux et d’accoster juste en aval de la grande arche marinière. On put alors regarder le bateau. Sans voile, il était moins beau qu’il aurait dû le paraître. En haut du mât s’arborait fièrement un pavillon-girouette qui bretonnait doucement dans le vent. Quand les passagers en descendirent, on put apprendre que le bateau avait été construit à Nantes et que les quelques fêlés qui le  gabaraient  remontaient sans but précis vers le haut. Ils atermoyaient encore pour savoir s’ils emprunteraient le canal de Briare pour aller vers Paris ou s’ils remonteraient jusqu’au bec d’Allier. On passa la corde sous l’arche marinière, et la foule  hohisséla  bravement la gabare qui fut amarrée en amont du pont, là où tout bateau digne de ce nom se doit d’être amarré. En attendant, comme ils avaient de gros problèmes de mâture, ils plantèrent là le bateau, en confièrent la garde approximative à un haleur compatissant qui en devint plus fier (il s’appelait James, déjà). On ne les revit que quelques mois après. Le bateau disparut vers on ne sut jamais où, mais le souvenir en restera bien longtemps.
Voilà mon amie ce que je voulais te rappeler. On s’est tant parlé qu’on se connaît  comme des amants qui des nuits entières se parlent au lieu de faire l’amour. Alors, c’est vrai, j’ai honte de te négliger autant en ne faisant que de molles promenades de convenance en tes bords : un jour vers les Accruaux,  face à Fluz,  un autre jour vers Barchelin, c’est l’empan des balgentiens sur leur Loire. Pourtant tu es une des choses les plus importantes de ma vie avec, c’est bizarre, un marronnier qui fait son malin au début de la plaine de Beauce. Vous ne vous connaîtrez jamais, lui et toi, ça évite les couteaux dans les plaies. Mais c’est vrai qu’aujourd’hui je le vois plus souvent que toi. Je sais, je suis un salaud.
Tu me reproches souvent de ne pas me donner les moyens de t’aimer à la hauteur du mythe et des symboles que tu représentes pour moi. Cela fait des années, c’est vrai, que je te dis que je vais terminer ta descente à pied, de Tavers à Saint-Nazaire…Je sais que tu l’attends ! Je te l’ai déjà dit, je te préfère dans ton haut, petite et sauvage, engorgée, torrent plus que fleuve. Il y a un peu de superstition de ma part à ne pas finir ce Voyage. Car comme le dit ou disait Confucius ou Lao-Tseu (tous les Chinois se ressemblent n’est-ce pas ?) « Les fleuves ne remontent jamais ». Je sais que je suis condamné à avancer. Mais vers quoi ? Vers l’embouchure, cet endroit magique où lorsqu’une coquille de noix ou des Adidas me déposeront je serai devant l’immensité de l’océan, une image de l’éternité ? A moins qu’un porte-containers ne me gâche la vue et ne me ramène à la contingence que j’étais allant quitter…So what ?
Écoute ça  maintenant, pour terminer, même si je sais que je pourrais parler des heures de toi, avec toi, peut-être que ces quelques clichés instantanés te rappelleront combien tes images habitent mon esprit et combien je t’aime.

Les sternes naines et les sternes Pierregarin nichent sur les bancs de sable. Elles ont besoin d’espaces nus dans les creux desquels elles blottissent leurs œufs mimétiques. Le petit gravelot les accompagne gentiment le long des lignes de sable, souvent en toilette. Les bancs sont maintenant si longtemps découverts que la végétation leur enlève leur féconde stérilité.
Cheveux de jais rassemblés en une grosse natte désaxée, la jeune fille reste assise, en lisant, non loin de la lunette qui, posée sur un pied, permet d’observer les sternes qui virevoltent, les mouettes épuisantes, le héron qui passe puissamment et méthodiquement, comme l’aurait pu dire Queneau. Bec orange, les Pierregarin. Bec jaune, les naines, si j’ai bien compris. Bonnet noir pour les sternes, cagoule pour les mélanocéphales…La voix grave et chaude de la jeune fille, militante d’une association de défense de je ne sais quoi, m’explique les choses, et je me sens plutôt bien. Sa peau mate est desséchée par le soleil. Dans son short impertinent de simplicité et son corsage couleur d’olive, elle éveille en moi l’écho des peaux olivâtres qui couraient en tous sens sur cette bordure d’île. Avant l’arrivée du castor. La voix grave ne sait rien de précis sur le castor. Elle ne vibre que pour les oiseaux. Un trouble me poisse.
Un jour, avec Monique et Gégé, on a voulu traverser l’île aux Castors. Cette île, en réalité presqu’île, certains l’appelaient autrefois l’Ile aux Chevaux, d’autres l’Ile aux Canards. Aujourd’hui, comme un couple de castors s’y est installé, on l’appelle l’Ile aux Castors. Demain ce pourrait bien être l’Ile aux Moines ou l’Ile aux Cons. On était bien tous les trois, hors des sentiers battus. Il fallait tracer son chemin au travers d’une végétation chaotique, apparemment indomptée, entre vase, sable et eau croupissante. Il y avait bien ça et là quelques traces des mustélidés invisibles : tendres saules taillés comme des crayons de couleur. On prenait ces signes pour authentiques. On ne pouvait rentrer bredouilles ! On ne pouvait dépenser tant d’énergie sans rapporter un souvenir qui vaille la peine. Pendant des années, cette île n’était fréquentée que par les tziganes, les gitans, les manouches, les gens du voyage. On ne l’a pourtant jamais appelée « l’Ile aux Manouches ». Quand les castors sont arrivés, les tziganes ont perdu le droit de s’y arrêter. On a cherché ailleurs un terrain pour les recevoir. Pétitions, cabales, imprécations, basse politique. Personne ne voulait des voleurs de poules. Pas même moi sans doute, mais la question ne m’a pas été posée. C’est plus facile ainsi. De l’autre côté de la Loire, « l’île aux Canards » était devenue » l’île aux Castors. » Elle était protégée désormais. On ne pouvait revenir en arrière.
Parfois, les tziganes se faufilent entre les pierres énormes déposées par un Poucet géant pour les empêcher d’accéder aux bords inhabités du fleuve.     Tout le monde ne sait pas que les tziganes ont besoin d’eau. Courante. Les tziganes ont des paniers à tresser, et l’osier ça se travaille en accord avec l’eau.
Moreno de verde luna
anda despacio y garboso
(…) Con una vara de mimbre
Va a Sevilla a ver los toros…
Federico les aimait tant, les Gitans, il les trouvait si fiers, si beaux, si courageux, si aphrodisiaques. Si tragiques. Et l’on n’entrevoit pas la beauté tragique de la femme tzigane, de peur qu’elle ne demande quelques pièces qui ne voient jamais le soleil, qui ne connaissent que la morve humide des mouchoirs ahuris au fond de poches puantes. Et on ne voit par intermittence que ses pieds sales et nus, échappés de sa jupe comme les deux truites effrayées de Federico.
« C’est inadmissible qu’on les laisse s’installer dans un si bel endroit. Regardez ces cochonneries ! Ils s’en moquent à la mairie. Il y a des lieux pour ça. Regardez, ils n’ont même pas l’eau courante. »
Et elle ne voit pas la femme persiflante, à la poitrine sifflante, elle ne voit pas la Loire, en contrebas. Pour elle, l’eau ne sort que du robinet et les tziganes de l’enfer. Zeugme !

Et ça, écoute ma Loire ! Les cormorans, tu sais comme j’aime à les contempler ! Ces oiseaux qui mouillent, j’aimais les observer, comme porteurs d’infinis voyages, de visions que jamais je ne pourrais. Le cormoran n’est pas imperméable. Sur une petite émergence, il écarte les ailes pour que le vent sèche ses plumes. Il semble s’offrir au pal. Qu’a-t-il à envier au pélican christique ? En Chine, dit-on, les cormorans domestiqués sont des auxiliaires de pêche d’une rare efficacité. Du radeau improbable que le maître agite, en une danse purement belle, le cormoran est invité par un cri chanté à s’élancer vers quelque profondeur où ne l’attend pas le poisson condamné. Le plongeon achevé, le retour assuré, le poisson de belle taille sera régurgité pour le maître qui saura récompenser le pêcheur. Je me plais à penser qu’un jour, peut-être, quelque fou décidera d’apprivoiser un cormoran en aval du pont. Dessine-moi un cormoran !

Et ce printemps-là ? Te le rappelles-tu ? Tu étais grosse et tu avais envahi des terres que tu pénètres de moins en moins souvent maintenant que, plus haut, des hommes et des barrages retiennent ou lâchent en de savants calculs l’eau dans ton lit dit sauvage. Tu avais déposé sur tes berges, pour t’en débarrasser, des chargements d’arbres crevés plus haut, va savoir où. Et dans leurs enchevêtrements gisaient les pauvres reliefs d’une civilisation insouciante de l’avenir d’un fleuve qu’elle couvre de sa merde plastifiée. Depuis plusieurs kilomètres que je marchais avec un ami randonneur lors d’un de nos habituels périples rive-droite-rive-gauche-Beaugency-Meung-Beaugency-19 km-3 heures, eh ! je voyais bien les traces des morsures qu’avaient subies les jeunes saules. Il était passé là le castor, bien loin de son île, même si je sais qu’il exige un large biotope. Et quand il est sorti de l’eau, sous mes yeux incrédules, j’ai cru d’abord au ragondin, par humilité (au moins huit kilomètres de ton rivage). Quand il nous a vus, il s’est ahuri et a replongé. Il avait bien la queue plate. Il avait bien voulu nous la montrer, le castor entrevu. C’était notre bonheur du jour. Nous étions bien des aventuriers.
Mais vois-tu la Loire, même si tu es une amie, je te considère toujours un peu comme une salope !  Rappelle-toi Gaëtan. Il était pêcheur de toi. Ils se comptent maintenant sur les doigts de quelques mains les pêcheurs de Loire. Nous l’avions rencontré avec Joss et Gégé pour réaliser un film sur le vidage d’un étang de la proche Sologne. Quelques années après, il a disparu le long d’un jour sans pain. Accompagné d’un copain, il est parti en barque sur son fleuve quotidien, à Jargeau. Tu  étais grosse et lourdement mauvaise. Longtemps qu’on attendait que tu nous fasses une bonne crue. Sous le pont, la barque a versé. Gaëtan était en cuissardes qui, remplies d’eau, l’ont emmené au fond. Sans vergogne, tu as confisqué ton ami. L’autre homme s’en est tiré. Il devait moins t’aimer, toi la putain, comme disait mon père. On a retrouvé Gaëtan au barrage de Nouan, là où les saumons peinent à remonter et les cadavres à descendre.
Gaëtan était donc pêcheur de toi. Il multipliait les poissons pour gagner son pain quotidien. Il possédait une toue, petite cabane noirâtre posée sur une sorte de gabare au fond plat. Le pêcheur te barre, toi le fleuve,  avec un filet à grandes mailles suffisamment répulsives pour empêcher les saumons en route vers le frai de remonter. Alors, inlassablement, le poisson cherche la faille. Il pourrait facilement passer entre les mailles mais les vibrations engendrées par le courant lui font peur. Il longe le filet posé sur des perches fichées dans le lit jusqu’à trouver le passage. Le passage est  bien sûr au-dessus d’une sorte de carrelet relié à un balancier que le pêcheur peut propulser de l’eau à l’air au moindre désir. Dans la zone de passage, des fils sont savamment installés. Le saumon les fait frémir. Imperceptiblement, le pêcheur est prévenu, même dans son léger sommeil par la petite gouge de bois qu’il tient entre ses doigts. Il lui suffit alors d’impulser le balancier.
Ce jour-là, au fond de ton lit, Gaëtan est entré dans un trop profond sommeil. Les saumons de l’hiver veillaient à ce qu’il ne manque de rien. Courts passagers de la Loire. Au printemps les aloses les relaieront. Cours passager de la Loire !

Cet autre souvenir, aussi. Attends ! Tu te rappelles ?     Un de mes copains, cinéaste et fugace, Ismaël, a filmé l’éboulement du pont Wilson de Tours, en je ne sais quelle année. Ismaël se baladait le long de toi. Il a entendu des craquements. Il a compris. Il a eu le temps d’aller chercher sa caméra super 8 et il a filmé l’événement. Il a pu négocier ses images pour quelques milliers de francs à des télés avides de ponts qui s’écroulent.     A la suite de ce désastre, l’ensemble des ponts sur la Loire ont été visités, et on s’est aperçu qu’ils étaient en très mauvais état. Particulièrement celui de Beaugency. Mon pont légendaire. L’un des plus beaux qu’on puisse voir sur ton cours, j’allais dire ton corps, assurément. Les piles de tes ponts légendaires étaient soutenues par d’énormes piquets de bois qui n’étant jamais en contact avec l’air demeuraient imputrescibles. Les barrages, les soutirages, les gaspillages ont découvert et fatigué ces bois parfois millénaires, les rendant pulvérulents et mous.

Autrefois, c’était lors de la débâcle des eaux, lors du dégel, que les ponts subissaient des pressions et des coups de boutoir qui avaient parfois raison de leur vingtaine de jambes fragiles. Ainsi en fut-il du pont de Meung-sur-Loire, où Louis XI le crâne, juste après avoir échangé au tout proche relais ses chevaux fourbus contre de plus fringants destriers, prenait le chemin de Cléry où son crâne demeure encore. Les ponts meurent aussi. D’autres naissent, d’une laideur calculée.
Et ça aussi, car le végétal m’intéresse, écoute !     Parfois tes bancs de sable gravillonneux recèlent les daturas. Isolées ou par groupes, énormes ou minuscules, imprévisibles, elles exhibent soudain leur délicate fleur blanche un peu froissée. C’est une plante toxique comme son nom mystérieux peut l’évoquer même la première fois qu’on l’entend. Relent de pharmacie par contiguïté sonore. On raconte que cette plante narcotique se fumait autrefois ou s’absorbait de je ne sais trop quelle manière. C’est un puissant hallucinogène qui inhibe tout sens des réalités. Sa particularité est, dit-on, de provoquer une soif inextinguible. Plusieurs cas de noyade ont été, paraît-il, recensés chez des hallucinés s’étant précipités eux-mêmes dans ton lit pour boire toute ton eau. Légende sans doute.

Ça encore, et j’arrête ! Certains jours, quand tu te donnes à voir au sortir d’une brume qui fut épaisse, les bêtes semblent confiantes et se laissent entrevoir plus que de coutume. Le molleton sonore évite qu’elles ne soient trop vite repérées par l’homme. Le grèbe huppé est à portée, deux hérons s’envolent lourdement sous mes yeux que je n’ai pas dans ma poche. Trois cormorans s’échappent à grands traits dans une figure palmée dont l’empreinte fugace s’imprime à ta surface. La brume a encore le courage de les absorber. Engourdi, à chaque fois, je n’ai que le temps de penser que j’ai raté la photo. Ce même jour, douze cygnes restent encalminés à portée du rivage. Je descends parmi les saules, je ploque dans la vase heureusement figée et approche du bord pour photographier cette image sortie d’un conte de Grimm. Ils sont bien douze. C’est un signe. Ils sont tellement tranquilles que j’ai le temps de traverser la Loire à Meung, six kilomètres en amont, de redescendre sur l’autre rive et de les retrouver en contreloire au même endroit. J’entends brailler quelqu’un, de l’autre côté. Deux silhouettes de chasseurs surgissent dans la saulaie que j’ai traversée tout à l’heure. Ils tirent sur je ne sais quoi, à proximité des cygnes qui, eux, ne bougent pas. Pas concernés. Quelque chose qui devait voler juste avant tombe à la surface de ton eau. La forme se débat en clapotant. Les chasseurs vocifèrent pour encourager leur chien qui se dirige vers ce qui était sans doute encore un canard l’instant précédent. Les cygnes ne bougent pas de leur position zodiacale. Les hommes tirent en direction de l’animal blessé et du chien que leurs yeux avides de gagner ne doivent plus voir. Et puis le silence s’installe. La nature semble vexée.
C’est à ce moment que les cygnes s’envolent, désireux de montrer que les hommes ne les ont pas intimidés. Ils gagnent la prochaine île, un peu en amont, là où d’autres de leurs congénères les attendent. Ils atterrissent palmes en avant, la voilure identifiée à l’air, se cabrant pour pouvoir garder la tête haute. Les pêcheurs pourraient les voir mais ils ont faim. Maintenant, le nombre de cygnes ne fait plus le conte. Le charme s’est rompu.

J’ai choisi ces quelques souvenirs- là car ils me revenaient en mémoire en premier. Mais j’en ai tellement d’autres que je pourrais entrer dans une de mes infinies logorrhées que certains êtres, rares et chers, désireux d’être bercés ou câlinés, apprécient, au long de longues et longues nuits. J’aurai bien d’autres nuits, j’espère, pour parler avec toi et remémorer, si tu me le demandes. Au-delà de ces lignes, dont certains autres que toi pourraient peut-être avoir  les bras qui leur en tombent, comme ceux du cadavre de mon père, c’est la puissance des mythes qu’on s’invente qui me lie à toi. Pour continuer de vivre.  Tu es ma fantasmagorie qui comprend incongrûment aussi un marronnier que jamais tu ne rencontreras autrement que par le dit. Je ne t’oublie pas ma Loire. En descendant ton cours de Gerbier à Tavers, je me suis élevé. Il me reste à finir le voyage. Je repousse ce moment. Je dois prendre le risque, un jour, sans superstition. Tu m’attends à Mindin pour la suite de l’histoire.

Tu vois bien que je t’aime encore.

Affectueusement

Ton dernier passeur.

PS. Il se pourrait que certains mots de ma lettre ne soient pas connus de toi et t’étonnent. Ne t’en soucie guère, je les ai inventés quand il me chantait.