Lettre 348 : Du chêne au promeneur

  • Canton : Beaugency
  • Commune : Beaugency

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A un promeneur

Elle a touché la marque rouge qu’on m’a flanquée sur le tronc… Une peinture, ça ne fait pas mal, ça décore, mais moi je me suis mis à trembler ! C’est la peur de ce bruit de moteur. Ils vont arriver un matin. Ils l’ont fait le mois dernier pour mes frères et mes cousins, et il y a bien longtemps pour d’autres ! Je suis de loin le plus vieux, j’ai deux cent vingt et un ans, mais je suis encore dans la vigueur de l’âge. Nous étions nombreux mais les hivers sont rudes par ici… Nous avons réconforté les foyers, alimenté les fours des usines et chauffé les ouvriers de la fonderie. Beaucoup de mes amis sont partis pour « la bonne cause »… la cause des hommes ! A la place de ceux qu’ils ont coupés mais aussi de ceux qui sont morts de vieillesse, déracinés par les tempêtes, foudroyés par les orages, noyés par le fleuve, dévorés par les insectes, mitraillés par les obus, ont triomphé de jeunes pousses puis de magnifiques hêtres, des frêles bouleaux et des majestueux saules pleureurs, tous nourris par la Loire à leurs pieds… Certains d’entre nous ont été des héros pour des héros : ils ont caché les combattants, les maquisards, les opposants… Certains ont reçu des plaintes et d’autres des déclarations d’amour. Moi par exemple, sous cette marque de peinture rouge en forme de croix, Audette et Jean avaient gravé leur amour. En forme de cœur. Il y a plus de cent ans… Audette et Jean ne sont plus ! Mais moi j’ai gardé la marque de leur amour dans mes entrailles. Cet hiver, mon tronc et mes branches se fondaient dans la grisaille du ciel. Aujourd’hui le vert incomparable de mes feuilles peint par l’aquarelliste Nature brille sous le soleil. Chut ! Voilà des promeneurs. Ils ont garé leur voiture en contrebas. Iroise et Maëlle devancent leurs parents. Elles scrutent les plus élégantes herbes pour dénicher à leur pied des petites têtes frêles à peine sorties de terre. Leurs parents s’agenouillent et, armés d’un tranchant comme s’ils voulaient taillader la terre, ils extraient… les « trésors verts » du bord de Loire. Dans les paniers, les fillettes les recouvrent d’une brassée de fleurs odorantes. Les asperges du bord de Loire : pour les ramasser, vaut mieux se cacher ! Elles ont la saveur de la Loire, rassasiées d’embruns. Leur tendresse dans l’assiette n’a pas de pareille… si ce n’est la délicatesse d’un amour naissant… Comme cet amour qui unit les jeunes amants. Ils ont croisé les cueilleurs d’asperges. Ils se sont enlacés et embrassés à mes pieds. Elle, elle a touché la marque rouge gravée sur mon tronc en forme de croix et ils sont allés chercher plus loin un tronc vierge, un tronc plus neuf pour graver leur amour : un cœur et deux initiales. Demain ils vont m’abattre et je ne pourrai plus témoigner. Aussi je vous confie cette lettre. Quand la coupe sera faite, que la route sera prête et qu’un pont nouveau enjambera la Loire, dites-leur qu’ici il y avait des promeneurs et, parmi eux, des amoureux qui s’enivraient de baisers et d’autres de « trésors verts ».

Le chêne