Lettre 350 : D’une tombe célèbre à une passante

  • Canton : Beaugency
  • Commune : Tavers

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Chère passante,

Dans le petit cimetière adossé à l’église, l’air est lourd, les fossoyeurs de la commune, ceux qui sont encore là, aidés du vieux cantonnier venu en renfort, dégagent des pelletées de terre, ils suent, s’essuient la nuque et le cou d’un passage de mouchoir à carreaux violets ; ils me façonnent, bien creuse, bien large, bien à l’image de l’immortelle dépouille qui va m’être confiée. Une tombe d’homme célèbre, une sépulture d’académicien, voilà ce que je vais être, la plus chique concession du cimetière, toujours fleurie, visitée par les touristes les plus prestigieux. Je m’en réjouis d’avance.

On a placardé l’ordre de mobilisation il y a deux jours, tous les jeunes gars du village se sont mis en route pour rejoindre leur caserne.
Pas beaucoup de monde pour suivre le cortège, seuls quelques uns de ses amis parisiens ont fait le déplacement, les autres, par la force des choses sont partis vers l’Est. Pas beaucoup de monde, pas beaucoup de fleurs …
Mon hôte a été élu à l’académie en 1895 au fauteuil 20, succédant à Victor Duruy, je l’accueille pour un séjour prolongé ce 9 août 1914. (Plus tard en 2001, Angélo Rinaldi, un Corse, écrivain et journaliste assiéra son postérieur dans ce même fauteuil 20). Mais nous, les tombes, c’est pas pareille, on ne se les repasse pas, quand on a un pensionnaire immortel, on le garde longtemps. On m’a tatoué une belle épitaphe en lettres dorées faisant état de la qualité « d’éternel » appliquée au résident qui s’est installé définitivement sur la commune de Tavers.

Vous venez de pousser la petite porte en fer du cimetière, vous ne paraissez pas affligée par le chagrin, vous semblez en visite, c’est sûrement moi que vous venez voir. Vous devez faire des études littéraires ou visiter le Pays Loire-Beauce dans ses moindres détails. Vous avez dû déjà lire le nom de mon locataire sur la plaque de rue, repérer la maison dont il était propriétaire, et maintenant vous souhaitez voir le lieu où il repose, c’est logique. Votre regard se promène d’un monument à l’autre, vous avez l’air de chercher quelque chose, vous vous approchez, je fais en sorte que les quelques fleurs sauvages qui poussent sur ma pierre tombale s’agitent, fassent signe… Vous ne me voyez pas.  Psss, Pssst ! Vous êtes sensible au courant d’air, vous remontez le col de votre veste. Vous passez tout près, vous m’ignorez, c’est insensé … moi la tombe la plus prestigieuse du cimetière. Et voilà, vous ressortez. Si je ne craignais pas de vous effrayer je me mettrais à crier : s’il vous plaît revenez ! Revenez pour un petit rendez-vous post-mortem avec cet académicien du pays, ce Jules Lemaître, qui, déjà sa vie durant, n’a guère eu de chance avec les femmes ! Bon, mais ceci est entre nous. Faites comme vous voulez.
Silencieusement vôtre.

La tombe de Jules Lemaître