Lettre 352 : De la pierre du coin menteur au passant

  • Canton : Beaugency
  • Commune : Beaugency

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Cher Passant,

Je suis une pierre, une simple pierre, oui mais pas n’importe laquelle. Je suis la pierre fichée au pied du parapet du pont sur le Rû, à l’angle de la rue du Pont et de la rue du Moulin rouge, (en cette partie ancienne rue de la Porte Renard) au moulin de Choiseau, telle une dent qui dépasse.
Je ne sais depuis combien de temps je suis là, ni à quoi je servais – peut-être étais-je un bouteroue ?- mais je suis toujours là car on n’a jamais vu une pierre se tailler toute seule.
Je suis à l’emplacement dit « Le coin menteur » ! Je suis la pierre sur laquelle la personne assise sur le parapet pouvait poser ses pieds et être ainsi confortablement assise. Il y a quelques années le tabac au coin de la rue du Pont et de la rue de la Cordonnerie s’appelait encore « Au coin menteur ». A la suite d’un changement de propriétaire le nom a changé et on risque de m’oublier, ce qui me déplairait. C’est pourquoi je vous parle.
Pourquoi ce nom étrange ?
Selon une des vieilles dames balgentiennes qui habitent encore le quartier, c’est parce que, dans les ans un peu anciens, les gens se retrouvaient à ce carrefour (la rue du Pont et la rue de la Cordonnerie étaient alors commerçantes) pour parler, papoter, se faire part des ragots et pourquoi pas en inventer, donc raconter des mensonges,  donc être des menteurs.
Mais je peux aussi imaginer que je suis une borne, celle qui marque l’entrée dans une autre partie de la ville. Passer la rue du Pont en descendant de la ville haute, la paroisse des souliers, c’est entrer dans la ville basse, la paroisse des sabots. C’est entrer dans le quartier du Moulin rouge, des Etuves et du Prâteau, quartiers, encore il y a peu, ruraux, de marais et d’industries, mal famés : bas quartiers industrieux.
La force hydroélectrique du Rû faisait tourner entre autres, une tannerie au Moulin rouge et une fabrique de pinces à linges au moulin Bêche fèves.
Au 10 de la rue du moulin rouge, œuvrait un maréchal ferrant. Le 13 n’existait pas, il a  probablement été construit en même temps (1895) qu’ont été reliées par une construction les deux parties des écuries du Moulin rouge formant maintenant le 11 et le 11 bis.
Chaque jour je voyais passer les habitants.
Au milieu du dix-neuvième  siècle, la dame qui habitait au coin de la rue du Pissot et de la rue de la Bonde était une « marchande de marée ».  Elle était mariée à un plâtrier. Leur fille qui a habité là ensuite était couturière.
Ouvriers, ouvrières, filles de joie, jardiniers, maraîchères, maréchal-ferrant, fermiers à vaches, teinturiers, tout ce monde travaillait et vivait en cet endroit.
Au Frou (la petite place) du Moulin rouge, la maison entre le rue Bêche-fève et la rue du Moulin rouge était encore probablement, au début du vingtième siècle, ce que l’on appelait une « maison de passes ». J’en ai vu passer des messieurs, s’y rendre ou en revenir mais personne n’a rien à craindre, je suis discrète…

C’est normal puisque nous sommes à deux pas de la rue des Etuves et tout le monde sait que dans les temps anciens c’est aux étuves que se passaient les rendez-vous galants.
Je voyais aussi passer les messieurs qui se rendaient au cercle de Sublette sis dans la belle maison du 11 rue du Pissot.  Je ne me souviens plus qui ils étaient. Comme cela figure sur un plan de la ville peut-être étaient-ce plutôt les membres d’un cercle républicain que ceux d’un club soutenant le comte de Chambord.
Ainsi allait le quartier…
Place de la Bonde, le passage du Pissot était un gué et la bonde du même Pissot était l’endroit où l’on rinçait le linge, puisait de l’eau pour arroser, entre autres.
Il ne faut pas que j’oublie de dire que le Pissot est un ruisseau qui prend sa source au milieu des arums, dans le jardin de l’ancienne seigneurie du même nom.
Les maintenant vieux balgentiens se souviennent que tant qu’on n’était pas tombé dans la bonde on n’avait pas été baptisé vrai balgentien par ses congénères. Cela valait pour les garçons car, pour les filles bien élevées, il n’était pas recommandé de s’aventurer dans ce quartier où se passaient des choses qui ne doivent pas être sues. Ce quartier pourtant alimentait les gens d’en-haut qui ne s’en préoccupaient pas, tout occupés qu’ils étaient au commerce, à la gestion de la ville.
Moi la pierre du coin menteur, je ne suis qu’une simple pierre, c’est vrai mais comme toutes les pierres  mes capacités de parole sont étonnantes pour qui a l’idée de me voir et de prendre le temps de m’écouter.

La pierre du coin menteur