Lettre 353 : De l’établi au passant

  • Canton : Beaugency
  • Commune : Beaugency

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Cher inconnu,

Qui peux-tu être ? J’ai ouï dire que tu ne connaissais pas le pays ! En vérité cela était écrit sur de petits morceaux de cartons vert pomme disséminés aux quatre coins des quatre cantons du pays. (Ce qui fait indubitablement seize coins.) Tiens, à ce propos, moi qui me permets aujourd’hui de m’adresser à toi, puisque l’on m’en donne si gentiment l’occasion, je préfèrerais qu’entre nous, on dise « le coin », à la place du pays, qu’en penses-tu ? (Loin de moi l’idée d’y discerner la moindre connotation péjorative, mais, voilà.)
Donc, qui peux-tu être ? J’ai ouï dire que tu ne connaissais pas le coin. (C’est mieux comme ça, hein ?) Donc, tu n’es pas du coin.
Très bien.
Je suis vraiment bien aise de revivre, le temps de cette missive.
Je fus découvert un automne du siècle dernier par l’instit nouvellement nommé suite au départ à la retraite de son prédécesseur ; quand je dis l’instit, il faudrait pour être rigoureux, exhaustif, chronologique et à jour, préciser, au fil du temps, l’adjoint élémentaire nouvellement nommé sur le poste vacant à titre définitif, ou bien le professeur des écoles publiques primaires nouvellement nommé, ou bien… etc.
On me tourna autour, mon usure, l’épaisseur de mon bois, ma présence surtout intriguaient. On me déplaça aux angles les moins dérangeants et les moins dangereux du hall. (On appelait hall l’entrée du vieil édifice vénéré, mais qui n’excédait pas les 16 m².) Je servis de présentoir, mais cela valait mieux que de ne plus servir à rien.
Moi, je savais bien à quoi j’avais été utile auparavant, quelles pièces hésitantes mon lourd étau avait tenues, serré qu’il était à présent, à fond, afin que les doigts des petits élèves ne s’y prissent point.
La disparition de mon vernis, l’inadvertance de mes entailles, la patine incrustée dans mes nervures, les rides qui avaient peu à peu crevassé mon plan de travail étaient autant de signes utiles à la bonne garde de ma mémoire.
Sais-tu que le bois se souvient ? Cela m’est connu, cela est sûr.
Un jour, le personnel renouvelé du Service Public de l’Education eut, dans l’obscurité du hall, une lumière. Il s’était enfin douté – ce qui m’était une évidence – de la nécessité de ma présence au temps pour moi enfui et par eux insoupçonné de feu le cours complémentaire.
Je n’y suis plus.
Je fus vendu, autant qu’il m’en souvienne, à la brocante annuelle, et sous la pluie, avec la bénédiction de la collectivité territoriale concernée, financement de quelque imprimante ou de quelque ordinateur oblige.
Toi qui n’es pas du coin, j’espère ne pas t’avoir ennuyé, mais ne manque pas la dernière brocante, il y en a beaucoup dans le coin, et tu y feras peut-être de bonnes affaires.

Bien à toi.

L’établi