Lettre 355 : D’une petite-fille au cahier de son grand-père

  • Canton : Beaugency
  • Commune : Beaugency

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Cher cahier,

Ton contenu dit tout sur ce pays où mon grand-père vit, où je vis. Ses jours de pluie, ses taux d’humidité, ses nuits chaudes, l’état de ses routes.
Les jours où la terre a été retournée, les premières récoltes, les pesées.
L’humidité des granges, l’obscurité des pièces et les cagettes de légumes.

Je connais ton existence car je te voyais, posé sur le secrétaire dans l’angle de la salle à manger,  simple cahier de brouillon qui s’est multiplié au fil des saisons.
De cette place, quels sont les voyages auxquels mon grand-père osait rêver ? Ses aspirations ? Les joies que lui offrait ce pays ?

Tu as sur tes pages la paume de sa main. Ses doigts, les mêmes qui creusaient la terre, qui conduisaient les engins, les réparaient, prenaient le temps chaque soir d’écrire, remplir de mots tes pages. Dans les phrases que tu contiens, je pourrais lire les tomettes orange de la chambre, le sol déformé, les marches vers la cave, les failles dans le mur, les silences, les satisfactions, les espoirs et les craintes de ce pays …

Me révélerais-tu son humour perçu tardivement ? Sa sensibilité, son attachement à sa maison transmise depuis plusieurs générations. Ses rendez-vous en ville pour un quelconque médecin ? Et cette impression désagréable de s’y sentir comme un intrus ? L’étrange attirance pour les gens de la ville, distingués, pressés, cultivés ? La lucidité qui le renvoyait  à sa propre image ? La peur des autres ?

Tu me dirais beaucoup sur les petits bonheurs simples de la vie qu’offrait ce pays, la lenteur des journées de repos, leur rareté. L’attente sans but, les heures devant la fenêtre rythmées par le son du clocher de l’Église. Réfléchir à soi, à sa vie.

Les bicyclettes réparées, la première voiture achetée.
Les pots de yaourts recyclés pour des plants avec les dates de semis.
Les boîtes à thés étiquetées pour conserver quelques graines.
Les pierres qui devaient paraître bien lourdes, pour caler une machine.
Les armistices, les commémorations.
Les notes de musique à répéter avec la fanfare du village.
Les dates des bals, des rendez-vous sur la place du village, ou au presbytère.
Le souci de changer de tenu le dimanche.

Tu possèdes le mouvement des pages tournées du bout de ses doigts tous les jours. Ses envies. Ses découragements.

La routine, le lever du jour, le pont de l’autoroute en construction.
Le respect envers les plus vieux, le profond amour qu’il  portait à son frère.

Toutes ces pages que tu enfermes agrafées sont la voix de mon grand-père diminué par la maladie et la vieillesse, tu contiens la chair de ce qui a animé ce pays, son battement.
Comme s’il savait mon grand-père, aujourd’hui muet et immobile. L’effort d’avoir écrit tous les soirs, la précision des mots, l’acharnement le rassurent maintenant, ils retiennent la consistance de sa vie.

Comment pouvait-il écrire dans l’obscurité de l’angle ? Dans le bruit des enfants ? Chercher, souffler. Il fallait qu’il puise à l’intérieur de lui-même. Le travail d’écriture aussi laborieux que le travail de la terre. Rythmer, retourner, creuser… les termes sont les mêmes. Comment y échapper ? Parfois, les mots lui semblaient-ils refléter la pauvreté de sa vie ?  Abandonnait-il ?

Des listes de légumes, d’arbres fruitiers, de kilos et de centimes.
Des dates de bocaux.
Des  noms de villes dans les marges, des sorties en car avec la fanfare.

Verrai-je sur l’une de tes pages la date de ma communion ? De mon premier voyage scolaire ? Des coupures de journaux où mon nom apparaît pour une quelconque compétition de gymnastique ou les résultats du bac ? Des points marqués lors des précieuses parties de cartes qu’il m’accordait le dimanche ?

Les jours où il venait me chercher à la sortie du collège puis du lycée ?
Que savait-il de ce que j’y apprenais dans ces établissements ? M’enviait-il ? Je ne soupçonnais pas l’écart de nos générations, la transformation qu’avait subie notre environnement. En quoi ce pays est-il le même pour lui et moi ?
Mon confort, mon emploi sécurisé, mes congés payés. Mes écrits, mes lectures.
Que puis–je prétendre ?

Je pourrais l’inviter à te reprendre, te lire devant celui qui t’a rendu existant, redonner de la voix à son travail, ses craintes, sa culpabilité, ses voyages jamais réalisés.

Ses prises de parole, ses colères, ses privations.

Peut-être contiens-tu sur toutes tes pages des titres de livres, des noms d’auteurs, des extraits de textes qu’il aimait…
Le prénom de ma grand-mère recopié à chaque page, les traits de son visage.

Les ratures non soignées correspondraient-elles à une fatigue, un tremblement causé par des nuits sans sommeil ? Des nuits où il se jurait qu’il partirait, en ville, qu’il ferait autre chose, peu importe quel travail, dans une usine, s’enfermer toute la journée pourquoi pas, si ses revenus devenaient stables, suffisants pour sa femme et ses trois enfants. Des nuits où il se reprochait de n’être que la répétition de ce que faisait son père, honteux.

Ses balades non autorisées sont-elles traduites dans quelques pages cornées ? Un homme marié, père de trois enfants, se promenant un jour de la semaine, seul, sans signe de saleté d’avoir travaillé, ou s’absentant 1 seule journée sans rien dire, était-ce une divagation… une source de mauvais murmures, de paroles blessantes ?

Finalement lui, si pudique, pourquoi m’a t’il dit, il y a plusieurs années, qu’il te confiait tout. Voulait-il que je t’ouvre ? Voulait-il percer ce silence ? Mais comment oser une telle curiosité face à ce grand-père si modeste et réservé ?
Je ne sais pas où tu es rangé maintenant et je n’ose pas lui poser la question…

Les drames de sa vie sont-ils contenus en toi avec les banalités de la vie quotidienne ? N’as-tu aucun tabou ?  Qu’as-tu fait de l’alcoolisme de l’un de ses fils, puis de sa mort ?  As-tu les larmes, les cris, les douleurs dans le ventre ? As-tu tous les mots qu’il ne lui a pas prononcés ? Que l’on ne s’est jamais prononcés ? La dureté des relations ? Par gêne, par honte, par amour.

Les variétés de fleurs en décoration sur le puits.
La quantité en mètre cube de béton pour la cour.
Les valeurs de ses champs en francs.

Les pages blanches depuis sa paralysie.  Des pages jamais tournées.
Le réaménagement de cette maison où il est né.
L’impossibilité d’être ailleurs, d’être quelqu’un d’autre. Les déplacements accompagnés de son lit au fauteuil, du fauteuil au lit. Les visites que je lui rends, les mains qui se touchent pour parler. L’impression étrange de lui ressembler.

Entre quelles mains passeras-tu à l’avenir ? Quand te reverrai-je ? Je t’imagine emballé précieusement, à l’abri, dans une quelconque armoire. Débordant de notes de musique, d’éclats de rire et de fierté.

En espérant t’ouvrir avec lui.
Sa petite-fille