Lettre 366 : Du banc au passant

  • Canton : Beaugency
  • Commune : Beaugency

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Cher passant,

Ne reste pas ici. Le quartier est vide. Plus de cris de gamins, plus de sauts dans les flaques d’eau. Va voir ailleurs. Il n’y a que solitude et herbes rampantes ici. T’es-tu perdu ? Que fais-tu là ?
Vois-tu, il n’y a plus personne à rencontrer. L’immeuble est bouché. Les parpaings ont remplacé les géraniums des balcons. Je suis à l’image de ce quartier : gris, usé, à l’abandon. Je ne donne plus l’envie qu’on s’asseye sur moi.
Tu peux faire le tour de l’immeuble. C’est étonnant, mais c’est comme ça. Il n’y a plus que moi. Personne ne songe à me déplacer, moi. Tous les habitants sont partis, relogés dans des petites maisons avec jardins, paraît-il.

Tu me tournes déjà le dos, attends un peu.  Si tu as quelques instants à m’accorder, je peux t’intéresser. Une présence est trop rare ici pour qu’elle m’échappe si vite.
Reste. Je te raconterai ma peinture fraîche, la lumière au travers des fenêtres.
Les goûters distribués par les mamans au retour de l’école. Les pieds sales des gamins qui se sont posés sur moi. Les vélos déposés contre moi à la va-vite. Les parties de chat perché, les tricheries des gosses. Les appels des mamans criés d’ici, leurs conversations, leurs secrets.
Et je te raconterai aussi Paul et Léon. Ces deux-là, ils ne partageaient pas les mêmes idées. Pourtant, pas un jour sans qu’ils ne viennent s’asseoir sur moi, l’un attendant l’autre. Tu les aurais entendus au lendemain des élections ! Depuis quarante ans qu’ils étaient voisins, ils ont refait le monde chaque jour… J’entends encore les vibrations de la canne de Paul qui se cognait contre moi.

Mais peut-être m’apportes-tu des nouvelles ? Je sais que Léon a été relogé dans un foyer de personnes âgées. Paul l’a raconté ici même à son fils. Mais Louise du troisième étage et la famille Loubert ? Et les gamins du quatrième, comment vont-ils ?
Moi je peux te dire que M. Paul est mort, y’ a qu’à voir derrière moi, volets clos. Le fils est venu une ou deux fois avec deux hommes cravatés. Depuis, une pancarte « À vendre ». Il n’a pas supporté la solitude, le silence.
Imagine sa tristesse quand les fenêtres ont été bouchées, quand les habitants sont partis les uns après les autres. La dernière poignée de main à son ami Léon. Il ne venait même plus sur moi pour voir ce qui nous restait à lui et moi. Il  se plaçait à sa fenêtre.  Evidemment, moi je peux le comprendre mais toi, tu vas partir et me laisser là.
Regarde comme ma place est indécente. Regarde quel spectacle j’offre aux passants : «  Asseyez-vous, Mesdames, Messieurs, pour voir cet immeuble vide de vie, étouffé par des parpaings qui retiennent les bruits, les éclats de rire, les disputes, les radios branchées, les pas dans les escaliers, les portes claquées ».
Regarde. Je suis face à cette porte d’immeuble, pitoyable, à espérer que des gamins se cachent encore sous moi,  qu’ils fassent pester leurs mères une fois de plus, que la musique de Louise vienne jusqu’à moi, que Léon et Paul me secouent de leurs chamailleries.
Mais en vain, c’est terminé tout cela.
Ceux qui passent ici ne font que prononcer le mot « destruction ». Ils ne voient que courants d’air, chats errants et frissons.
Mais peut-être toi, tu reviendras ?

Le banc.