Lettre 369 : De la petite fille du héros à la maison du passeur

  • Canton : Beaugency
  • Commune : Beaugency

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Belle isolée, à l’autre bout du pont,

Tu le sais toi qu’il est passé par là… En tout cas j’aime à le croire. Croire que tu le sais ou croire que c’est vrai ?
A l’angle de tes murs on peut retenir son pas, une fourche dessine cette hésitation.
Tu as entendu le souffle de cet homme après la traversée du pont, courbé, poussant son vélo, retenant ses quintes. Il avait guetté le soir. Il n’y avait plus ni lune ni étoiles. Les étoiles étaient ailleurs, bannies, réduites en cendres. Une poudre de honte retombant en fine poussière sur des visages baissés. Il avait sûrement pris soin de graisser son pédalier pour passer inaperçu  ou plutôt inaudible.
Il avait traversé le pont très vite, aspiré par tes murs ; il avait pédalé effaré jusqu’à toi comme on se jette, enfant, dans les jambes de sa mère, comme il avait déjà couru, suffoquant, dans un no man’s land, beaucoup plus au nord, avant.
Son nom n’est sur aucun monument du souvenir, mais sa sueur et sa peur sont incrustées depuis cette nuit dans ta pierre. A-t-il murmuré quelques mots de tendresse sur ta peau granuleuse et froide, lui dont je n’ai jamais entendu la voix ? Emmitouflé dans ton lierre ou ta vigne vierge, poussé par la faim, a-t-il dit un seul mot, son nom comme un souvenir ou merci ?
Et si c’était un autre pont, si c’était une autre bâtisse guettant à l’horizon d’un pont ? Si les deux femmes qui l’aimaient ne m’avaient raconté cela que pour embellir cette vieille chose catarrheuse, toujours penchée sous le poids de son béret, gobant ses œufs crus, roulant de ses doigts marron des cigarettes à l’odeur infecte qui lui arrachaient une toux d’agonie ?
« Embrasse pépé. » J’appréhendais ce moment plus que tout autre. Ses yeux larmoyants se posaient sur moi sans sourire, encore remplis d’horreurs que je devinais autant à son regard voilé qu’à sa respiration sifflante d’homme traqué.

Pépé t’a embrassée, toi ; il a frotté son corps maigre sur tes moellons frais et gras .Il t’a suppliée de le retenir de geindre, ou de tousser, de le rafraîchir après sa course sur le pont. Mais d’autres l’attendaient. Il a sauté sur son vélo, une jambe tendue en appui sur la pédale et l’autre se soulevant dans l’élan au-dessus de la selle. Tu l’as laissé passer.
Quelques jours plus tard, deux au maximum, il est revenu. Il a lissé ton mur dans une caresse, il a guetté à l’angle. Il avait pris soin d’emballer les six œufs dans des papiers journaux, le lard et le beurre aussi pour qu’ils ne fondent pas, dans un chiffon humide.
Il n’a regardé ni la Loire, ni les arbres de la rive, en face – les barbelés de la ligne de démarcation avaient déchiré ses yeux lui en rappelant d’autres, avant, où se suspendaient des corps amis dans des poses d’acrobates – il n’a fait que passer, vite.
Il restait tant de route pour Paris. On l’attendait dans une cuisine de la banlieue, comme un héros.

la petite fille du héros