Chère Babette,
Te souviens-tu de moi comme je me souviens de toi ? Je t’écris du paradis des canards, où je me trouve depuis longtemps, tout en voyant mes plumes blanchir (les morts aussi vieillissent …). Lorsque j’ai appris que tu étais nommée au lycée de Beaugency, j’ai su qu’il fallait que je t’écrive … Cela a été long pour le vieux palmipède mort que je suis. Il a fallu que je demande de l’aide au paon éloquent d’abord, puis obtenir de l’oie qu’elle me prête sa plume pour noircir un peu cette feuille de papier.
Beaugency ! Te rends-tu compte ? C’est près de là que je suis né, à Baule exactement, par un beau jour de printemps 1965. Cet été là, la famille Treillat, originaire de Paris, vint passer ses vacances dans notre ferme, et décida de me ramener dans son appartement du vingtième arrondissement, avec la ferme intention de me déguster, entouré d’oranges, pour Noël. Mais le destin en décida autrement !
Tu fis ton apparition dans ma vie, le 15 septembre1965, dans l’entrée de l’appartement du 110 rue Ménilmontant. Cet instant demeurera à jamais gravé dans ma mémoire : tu étais là dans l’entrée, devant ton frère, tandis que ta mère venait de refermer la porte pour vous confier à votre nourrice Colette Treillat. Tu m’as regardé, je t’ai regardée … Permets-moi de ne pas en dire plus, car les canards nous avons une âme pudique …Alors tout a basculé pour moi : d’un pas aussi maladroit que le mien (tu avais à peine plus d’un an), tu t’approchas de moi, et me caressas en continuant à me regarder. Je sus que j’étais apprivoisé ! A partir de ce moment, je commençai à accepter la nourriture et l’eau que l’on me servait si tu étais à mes côtés. J’appris à faire mes besoins dans la caisse qui m’était destinée : même m’abaisser à jouer le chat n’était plus un sacrifice puisque tu étais là … Ma vie s’écoula alors doucement, entre les jeux que nous partagions avec la famille Treillat (qui ne voulait plus me manger !). Je descendais au square, tenu en laisse, mais je n’étais pas qu’un pauvre chien : j’étais le compagnon des enfants dans leur sortie quotidienne. J’étais le plus heureux, et le plus gentil des canards ! Je n’aurais échangé cette vie parisienne pour rien au monde, et ne regrettais plus ma ferme de Baule.
Jusqu’au jour où tes parents quittèrent Paris pour s’installer en banlieue, le 5 juillet 1966. Encore une date gravée en moi … A compter de ce jour, je dépéris peu à peu, jusqu’à ma mort, le 14 mars 1967. Tu n’as probablement rien su de ma disparition, je ne veux pas t’embêter avec ça. Juste une petite demande en ce jour anniversaire de ma mort : maintenant que tu es à Beaugency, pourrais-tu venir à la ferme de Baule ? Si tu t’en donnes la peine, tu sentiras ma présence. Moi, je te promets, je serai là, et pourrai te voir, même si, cette fois, cela ne sera pas réciproque …
Dans l’attente et l’espoir de ta visite, je t’enlace de mes ailes.
Patou
Ton gentil petit canard balgentien.