Lettre 398 : Du sentier au correspondant de la république du centre

  • Canton : Meung sur Loire
  • Commune : Chaingy

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Cher  correspondant de la République du Centre,

Un mince ruban de terre, de sable et de cailloux. Qui monte et qui descend, qui parait décidé à aller là où il va, mais qui tourne parfois comme s’il hésitait. Gorgé d’eau et boueux ou craquelant de sécheresse. Luttant au printemps contre la luxuriance verte puis regagnant le terrain perdu au cœur de l’été. Voilà ce que je suis.
Au milieu de mes arbres, je vis heureux et je ne veux pour rien au monde m’éloigner d’eux. Je ressens pourtant, de manière un peu floue, une crainte, pas encore une peur, une envie de dire. Quoi ? Jusqu’à ce matin je ne savais pas encore trop bien.
Et puis là au petit matin, alors que la clarté commençait à rendre visible les choses, j’aperçois la page 19 de « La République du Centre », édition Val de Loire du 10 mai 2012, qui volète puis s’immobilise, face vers moi. Une occasion inhabituelle pour moi de prendre des nouvelles du Pays. Une chance, vous y aviez écrit deux articles sur Chaingy et Saint-Ay. Je vous entends déjà, cher correspondant, refuser l’évidence : un sentier ne saurait lire le journal. Etonnez-vous correspondant de peu d’imagination. Croyez-vous que depuis des siècles que j’existe, je n’ai pas eu le temps d’apprendre la langue. Je connais même quelques bribes de langues étrangères : Les jurons lancés par les anglais boutés par Jeanne, les ordres de la soldatesque teutonne… Et puis, la belle langue, je l’ai depuis longtemps apprise de la bouche de François Rabelais qui passant à proximité redisait tout haut les phrases de son tiers livre. Aujourd’hui je continue à apprendre quelques mots nouveaux sur les boîtes de conserve et celles de Coca qui me sont jetées parfois.
Mais je reviens aux deux articles que j’évoquais précédemment et qui m’ont décidé à t’écrire (Je te tutoie, car au bout de quelques lignes il me semble te connaître déjà un peu mieux et puis ce tutoiement va me faciliter ce que j’ai à te dire). Dans le premier article, tu racontais comment les jeunes du conseil communal avaient procédé samedi dernier au nettoyage des bords de Loire. Dans le second, il était question des lettres du Pays. Alors, je me suis dit, je vais écrire à ce correspondant. Il faudrait tout de même qu’un jour il parle de mon rôle de sentier, de ma place dans l’aménagement du territoire, comme on dit. Je veux t’alerter : je me sens un peu délaissé. On parle dans ton journal des trains (pour regretter qu’ils s’arrêtent de moins en moins dans vos petites gares), de la route nationale et des autres rues qu’on embellit, qu’on rénove, des pistes cyclables qui rejoindront le nouveau collège, de l’autoroute sur laquelle s’entassent les voitures le vendredi soir dans un sens, le dimanche soir dans l’autre. Et sur moi, rien, jamais rien.
Ma requête est modeste. Je ne demande aucun crédit. Je ne suis pas comme vos routes, autoroutes et rails. Je demande simplement qu’on ne m’oublie pas, qu’on me marque un peu de reconnaissance. Je veux aussi qu’on me marche, qu’on me coure, qu’on me roule, qu’on m’assoit, qu’on me parle. Je ne veux pas rester seul avec les herbes, les arbustes et les arbres. Ce sont mes amis, mais ils sont envahissants. Je me méfie de mes amis, ils peuvent devenir mes pires ennemis. Ce n’est pas que je les déteste. Non, ils me protègent et ils m’ombrent. Sans eux, je le sais, je ne serai pas ce que je suis. Mais, chacun chez soi. Je les aime en bordure et en toit. Je ne veux pas disparaître et mourir, criblé par les tiges des graminées, soulevé et perforé par les racines des arbustes et des arbres.
Peut-être que mon angoisse est paranoïaque. Le goût de la marche, de la course, du vélo vous fait m’envahir le dimanche. C’est d’ailleurs un peu excessif. Mais les autres jours, est-ce que vous ne disposez pas de quelques minutes pour me rendre visite ? Et puis, je crains qu’un jour cette mode vous passe, comme toutes vos modes, que vous n’ayez plus le temps, que vous vouliez aller plus vite sur des surfaces plus planes, qu’on vous dise que vous pouvez perdre vos kilos autrement, sans effort.
J’ai besoin de vous et je vous aime mes marcheurs, mes coureurs, mes cyclistes, mes vététistes (vous un peu moins, car il vous arrive de me maltraiter). Je vous aime, vous qui passez et repassez lentement, vous qui vous arrêtez un instant pour reprendre force avant de repartir pour la Touraine, l’embouchure ou la source ou vers St Jacques. Je vous aime venir enveloppés dans la brume de novembre, chercher devant vous un repère. J’aime entendre crisser vos pas dans la poudre blanche qui me recouvre. J’aime vous offrir avec mes amis, une symphonie en vert, allegro non moderato. J’aime vous donner ma fraîcheur et mon calme les soirs de canicule.
Alors si tu pouvais, toi, le correspondant, me faire un article ou mieux encore une lettre du pays pour dire tout cela. Lorsque tu l’auras faite, sois gentil, même si je n’aime pas d’ordinaire que l’on jette des papiers sur mon sol, pose ta lettre quelques minutes face imprimée sur moi.
Dépêche-toi, il ne reste que quelques jours.

Bien à toi en toutes saisons et n’hésite pas à revenir quand tu veux.

Ton sentier.