Lettre 429 : D’une chienne en fugue aux enfants et aux plus grands

  • Canton : Meung sur Loire
  • Commune : Saint Ay

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La fugue
Ou comment conter le Pays Loire–Beauce aux enfants !…
Et peut-être aussi aux plus grands !

Vais-je enfin pouvoir aller flâner au gré du vent, humer les parfums des champs en fleurs et des gibiers apeurés par ma présence ? Non, pas encore. Mon maître a trouvé le trou dans le grillage du jardin que j’avais réussi à ouvrir  avec mes pattes, mon museau et mes dents. Il l’a soigneusement refermé. Et moi, je dois rester là, allongée sur les pierres du perron déjà chaudes, les yeux fermés, laissant croire que je suis assoupie, résignée.
Les effluves de la nature qui explose de toutes ses forces en cet après-midi de printemps, dégagent un attrait si puissant, qu’une fois encore, il va m’être impossible de résister à cet appel impérieux de mes sens.
Je sais, mon maître va me chercher partout, il sera furieux après moi, mais j’aurai pris de tels moments de bonheur, que je préfère la désobéissance à la résignation.
Et puis, hier j’ai entendu l’appel du coucou, signe infaillible que la belle saison est arrivée. J’ai senti une sorte d’allégresse monter en moi, une invitation à la fugue.
Pourtant, j’aime bien mon maître. Il est très gentil avec moi. Matin et soir, il m’apporte ma nourriture du jour : des croquettes au poulet ou au bœuf ou parfois une bonne soupe faite de tous les restes. Pour lui faire plaisir, souvent je cède à son caprice : il me fait asseoir, place ma gamelle remplie devant moi pour me  tenter et du doigt me fait signe d’attendre. Alors je patiente immobile, mon odorat rempli des odeurs gourmandes qui s’offrent à moi. Puis il me tourne le dos, sans rien me dire. Et moi, je reste assise sur mon train arrière, en attendant l’ordre libérateur. Il fait semblant de partir, mais je ne bouge pas car je sais qu’il a des yeux dans le dos et que si je faisais le moindre geste en direction de la nourriture, il me gronderait et me retirerait ma gamelle. Et puis soudain, il me donne l’ordre de manger. Quelle délivrance ! Je me précipite alors, plongeant la gueule dans le récipient pour avaler ma soupe goulûment à grands coups de langue et de dents. J’ai droit à une douce caresse sur la tête pour bonne conduite, juste récompense de mon obéissance.

Autrefois, mon maître m’emmenait à la chasse. Nous passions des journées entières au milieu des champs et des bois. J’aime tant ces instants où l’odeur d’un gibier se révèle à moi. Je ralentis ma marche, agite le petit bout de queue rousse qui me reste, commence à onduler du postérieur et puis soudain, quand l’effluve devient si forte que l’animal est à ma portée, alors je m’immobilise, la patte avant droite levée. Je le tiens en respect. Plus rien n’existe autour de moi, sauf ce gibier et mon maître que je sais derrière moi, attentif au langage connu de mon corps. Instant sublime, où je lui offre sa proie. Lui seul prendra la décision d’avancer pour faire lever le gibier. Moi, je resterai là impassible, arrêtée jusqu’au moment où l’animal quittera son gite.

Il y a bien longtemps que je n’ai plus connu ces instants palpitants, uniques, car mon maître n’a plus le temps de chasser. Sa tenue de chasse est là dans la penderie du sous-sol, pas loin de ma couche. Elle n’a pas bougé depuis plusieurs automnes. Je n’en peux plus. Il me faut aller gambader, courir, sentir. La nature m’appelle. Cette force en moi est irrésistible.

Et puisqu’il a fermé le trou que j’avais percé dans le grillage du jardin, je vais grimper et sauter au dessus de la clôture à travers la haie, même si quelques branches raclent mon poil.
En attendant, je fais semblant de dormir, allongée sur  mon perron d’où je domine le jardin, la vallée de la Loire  et les chats malicieux, auxquels j’interdis par ma seule présence l’accès au séjour. Le paysage est superbe en toutes saisons. Il s’étend devant moi jusqu’à l’autre rive du fleuve.

Je vais attendre que mon maître quitte la maison et dès qu’il aura fermé la porte, alors, je franchirai la clôture. A moi la liberté pour quelques heures, peut-être pour une nuit ou plus…

Le haut du grillage m’a griffé de ses pointes en ferraille. J’ai laissé quelques poils et peut-être un petit bout de ma peau au passage, mais je suis libre.

L’herbe s’étale déjà grasse cette année. Les pâquerettes, les pissenlits parsèment le sol de leurs couleurs claires. Les lilas embaument la haie, le coton des peupliers noirs forme comme un tapis de neige.

Tiens, un lapin n’est pas très loin ; j’ai senti son odeur si forte et si reconnaissable. Et si j’allais le bousculer un peu. Trop tard, il s’est déjà refugié au fond de son terrier aux galeries interminables qu’il a creusées dans les sables de Loire.
Un écureuil à la grande queue rousse et touffue saute allégrement de branche en branche sur les noisetiers déjà couverts de feuilles. Quelles têtes de linottes ces écureuils ! En fin d’été, ils font des provisions pour l’hiver en cachant des noix en terre. Et puis, ils oublient certaines de leurs cachettes et c’est comme cela que plusieurs noyers ont poussé dans le jardin. Moi, quand j’ai un os à moelle, je me souviens toujours de l’endroit où je l’ai mis.
Un hérisson tout en boule à pointes aiguisées est roulé immobile sur le chemin. Il m’a entendu courir vers lui et s’est protégé dans son armure impénétrable.
Un jour, j’ai voulu jouer avec un petit hérisson qui venait dans le jardin. Mon museau était en sang. Mon maître m’a expliqué qu’il ne fallait pas toucher à ces animaux très utiles pour la nature. « Tu entends Fanny », m’avait-il dit, « on ne chasse pas les hérissons ; d’abord, ils vont te piquer le nez et puis ils ne sont pas nuisibles comme les lapins, bien au contraire. Alors laisse les tranquilles ! »

Qu’il est puissant ce noyer avec ses larges feuilles. Tiens, un cep de vigne qui étale ses rameaux sur une vieille clôture, dernier vestige des vignobles d’autrefois qui couvraient toute la vallée. Une asperge sauvage toute verte élève sa tige au milieu des herbes.

Les geais m’agacent avec leurs cris perçants.  Je les dérange sûrement. Ils savent bien pourtant qu’ils me sont inaccessibles, perchés qu’ils sont dans le grand cerisier. Et maintenant les corbeaux s’en mêlent. On dirait une vraie scène de ménage tant ils se disputent.
Je butte sur une taupinière toute fraîche, la terre est encore humide. Les chats ne font pas leur travail, ils ne font que dormir toute la journée, alors c’est la belle vie pour les taupes, mais aussi pour les souris, les mulots, les musaraignes, les rats.
Une vipère reconnaissable à sa tête en forme de triangle dort paisiblement au pied d’un arbre en plein soleil. Les premiers rayons l’ont déjà réchauffée et elle est de sortie.
Attention ! Un essaim de guêpes a pris possession d’un terrier de lapin abandonné. Les gardiennes protègent les deux côtés du trou. Les guêpes, des sales petites bêtes qui font mal avec leurs dards et leur venin piquant !
Quelques ronces ont déjà pris leurs feuilles. A la fin de l’été, elles donneront leurs fruits que mon maître aime tant  déguster.

Déjà le chemin de Loire. Je sens son sable tassé sous mes coussinets et dans mes griffes. Un beau terrain pour faire une grande course et se dégourdir les pattes. Il me reste juste à prendre garde à ces vélos qui parfois foncent sur moi sans ralentir.

Ah que c’est bon de pouvoir courir sans limites, sans contraintes. Vive l’aventure !

Le fleuve coule là tout près, à portée de nez.
Hum, une mère canard et ses petits. Voilà mon goûter. Ils sont là, je les sens, je les vois. Ils s’agitent, effrayés par ma présence, et plongent dans l’eau. La Maman est blessée. Ce sera une proie facile. Elle nage en rond, incapable d’avancer, une de ses ailes déployée, comme cassée. Les jeunes nagent déjà plus loin à grands coups de leurs petites pattes palmées, mais ils sont encore à ma portée. Je vais me jeter à l’eau pour attraper dans ma gueule le dernier qui est à la traîne.  Non plutôt croquer la mère blessée qui continue à nager en rond devant moi. Elle est tout près. Je vais plonger et la prendre dans ma gueule. Elle ne pourra rien faire. Et puis les petits sont déjà trop loin, même le dernier d’entre eux. Allez, je plonge !
A cet instant précis, la mère s’envole et mes crocs se referment dans le vide. Comment a-t-elle pu m’échapper ? Elle vole de toutes ses forces, battant parfaitement de ses deux ailes. Elle n’était pas blessée ! C’était une ruse, elle a simulé une blessure pour me retenir, m’attirer et permettre à ses petits de gagner le large. Ah l’instinct maternel ! Dommage ! Que c’est bon la chair chaude d’un petit canard. Il y a bien quelques plumes qui vous collent aux babines. Mais quel délice, bien meilleur que les croquettes au gibier de mon maître.

Je suis toute mouillée maintenant. Oh, cela m’a rafraîchie ! Et mes courses dans les grandes herbes au bord de la Loire après m’être bien secouée, me sécheront. J’en profite pour nager pour mon seul plaisir. Aujourd’hui pas de bâton à aller chercher dans l’eau. Une fois, dix fois, il faut que je plonge pour ramener le bâton à mon maître, montrer que je comprends ce qu’il veut, que je suis une chienne intelligente, bien disciplinée, bien dressée. S’il savait comme ce jeu m’ennuie ! Mais à lui, je ne peux rien refuser. Il est si gentil avec moi. Et puis, il me nourrit et me loge bien au chaud l’hiver près de la chaudière.

Je marche dans les herbes déjà hautes, sous les grands arbres verts. Que de parfums mélangés !  Je sens l’odeur d’un  lapin qui est passé par là, d’un rat musqué et même d’une famille de castors. Ce sont eux qui taillent les arbres en pointe à leur base, comme des crayons, pour les faire tomber et les utiliser pour leurs barrages dans l’eau. Plus loin des ragondins bien gras nagent à contre-sens.

Je passe devant le terrain avec ces drôles de petites maisons en toile. Mais je choisis le chemin derrière la haie, car si mes congénères me voient, ils vont se mettre à aboyer en série à toute force. De la maison, mon maître pourrait les entendre et savoir où je suis. C’est raté, ils m’ont vue et sentie, et voilà, ce sont des aboiements incessants. Il faut dire qu’eux sont le plus souvent attachés. De voir l’un des leurs, libre de courir, ils piaffent de le rejoindre. Je file très vite pour qu’ils me perdent de vue et qu’ils cessent leurs cris d’envie.

Ah ! L’homme en uniforme bleu sur son vélo blanc à moteur. Il m’a repérée. Il m’a déjà capturée une fois et ramenée chez mon maître, attachée par une laisse à son engin. Il me crie : « Fanny, Fanny, viens ici, viens ici Fanny !»  Il se souvient même de mon nom. Il me poursuit sur le chemin de Loire avec sa mobylette. Cette fois, il ne pourra pas me rattraper. J’ai pris mes jambes à mon cou. Je  cours si vite sans me retourner qu’il est distancé. J’oblique dans les bois touffus. Il ne peut plus me voir. Ouf ! Je souffle un peu.

Cet homme en uniforme connaît bien mon maître. Il est déjà venu à la maison. Moi, j’étais sagement allongée sur le perron quand il a sonné à la porte. Je n’ai pas bougé lorsqu’il est entré. J’ai eu droit à quelques caresses et compliments : « Bon chien, bon chien, Fanny,  tu ne te sauves plus ?» avait-il dit en passant sa main sur ma tête. Puis mon maître et lui se sont assis dans le séjour. Ils ont parlé longuement, j’ai même entendu des éclats de rire. Ils se racontaient des histoires tels deux complices.  Je sais qu’il y a une vraie amitié entre eux. Il aurait voulu pour la deuxième fois me ramener à mon maître. Et bien c’est raté ! J’ai couru trop vite pour sa mobylette pétaradante.

J’avance maintenant entre deux plans d’eau, le fleuve large au courant majestueux qui va dans le sens de ma marche d’un côté, et de l’autre une sorte d’étang, où des hommes pêchent, assis confortablement dans l’herbe tendre ou sur leur siège en toile avec, tout autour d’eux, leur attirail. Un panier en grillage est à moitié plongé dans l’eau. Je n’ai pas le temps de voir s’ils ont pris quelques poissons.  Ils sont tellement occupés à regarder leur bouchon dans l’espoir qu’il frétille, qu’ils ne me voient pas. Je passe sans bruit pour ne pas être repérée.

Je pénètre dans une sorte de tunnel en pierres, qui ressemble un peu à la grande cave de mon maître. C’est le dortoir des chauves-souris, qui y dorment le jour, la tête à l’envers, en se tenant par les pieds. Moi, je ne pourrais pas dormir dans cette position !
A la maison, l’une d’entre elles a même réussi à pénétrer dans une chambre, dont la fenêtre était restée ouverte. J’ai entendu ma maîtresse crier et hurler de peur et appeler mon maître : « Viens vite, viens vite, il y a une chauve-souris dans la chambre. C’est horrible, fais quelque chose ! » J’aurais bien aimé participer à la chasse, mais je n’ai jamais eu le droit de monter dans les chambres. D’ailleurs, il n’y a pas eu de chasse. Mon maître a tout simplement éteint la lumière de la pièce en laissant la fenêtre ouverte et l’animal est ressorti par là où il était entré.
Cette grande cave pourrait me faire un bel abri pour la nuit, les chauves-souris me serviraient de guetteurs, elles qui n’aiment pas être dérangées. Mais c’est encore  trop tôt, je vais flâner jusqu’au coucher du soleil.

De gros cygnes blancs se laissent glisser au fil du courant. Leurs petits les suivent de près. Des mouettes rieuses s’ébattent au dessus de l’eau. Des cormorans sont perchés en grand nombre sur un arbre desséché. Des poules d’eau toute noires avec leur bec rouge s’enfuient au large en me voyant. Un héron cendré pêche tranquillement au milieu du fleuve. Quelques sternes nichent sur les bancs de sable.

Au loin j’aperçois un grand pont suspendu à des fils. Plus je m’approche et plus les maisons sont denses, hautes et longues. Une route les sépare des bords de  Loire. J’aimerais bien savoir comment c’est, de l’autre côté de l’eau.
Un homme immense fait tout de pierres se tient debout immobile devant moi.
Allez, je prends le pont et cours à toute vitesse pour ne pas être attrapée.

Arrivée de l’autre côté, je ne vois que des champs, et là-bas plusieurs petites maisons blanches aux toits plats. On dirait qu’elles sont montées sur des roues. Des enfants jouent en criant autour d’un feu. Des femmes assises sur le sol tressent des paniers d’osier. Les enfants m’ont vue. Ils m’appellent. J’aime bien les enfants et leurs caresses. Je m’approche. Ils viennent vers moi. « Tu as faim ? » me disent ils. «  Viens, viens ». Ils entrent dans une de ces drôles de maisons à roulettes et ressortent immédiatement avec un gros os à moelle et une bassine d’eau. C’est pour moi, je ne résiste pas.
L’un d’entre eux me prend par le collier et je sens qu’il me passe une corde autour du cou pour m’attacher. Je vais être prisonnière. Je me débats avec toute mon énergie en montrant mes crocs. Mais ils sont plus forts que moi. Je suis prise. Ils enroulent la corde en riant et en sautant de joie autour d’une barre de fer à l’avant de la maisonnette. Je m’élance pour briser mes liens, mais rien n’y fait. Je suis prisonnière.

Un homme âgé tout bronzé  avec de grandes moustaches brunes sort de l’une de ces maisons montées sur roue. Il porte un grand chapeau et marche très droit, d’un pas lent et mesuré. Les enfants l’entourent : « regarde, regarde, on a capturé un beau chien de chasse ». « Ce n’est pas un chien, c’est une chienne » leur répond-t-il. Merci de ne pas confondre. Il vient vers moi. « On va voir, dès ce soir, si tu es capable de chasser avec nous. Il y a plein de lapins sauvages ici ». La course aux lapins, moi j’aime bien et puis cela me manque tellement depuis que mon maître ne va plus à la chasse. J’attends avec impatience la tombée de la nuit.
Arrivent alors trois hommes en uniforme dans une voiture bleue avec des lumières sur le toit. Ils ressemblent à celui qui m’a un jour attrapée avec sa mobylette et m’a ramenée à la maison.
C’est sûr, ils viennent me chercher. Mon maître a déjà donné mon signalement. Je ne vais pas pouvoir aller à la chasse ce soir avec mes nouveaux amis. Je me cache derrière une roue pour qu’ils ne me voient pas. La discussion s’anime, les femmes s’en mêlent, elles entourent les hommes en uniforme qui restent impassibles. Elles crient. L’homme âgé avec son grand chapeau leur demande de se calmer. Elles obéissent en râlant. Je me cache tellement fort que si je le pouvais, je rentrerais sous terre.
Mais personne ne s’intéresse à moi. Je ne dois pas être concernée. Que se passe-t-il ? Je ne comprends pas bien.
« Demain matin, on s’en va ! » crient les femmes. « Demain matin, demain matin ! ».
Les trois hommes regagnent leur véhicule et repartent. Ils semblent satisfaits.
Maintenant plus besoin de se cacher, la nuit arrive doucement. Ca va être l’heure de la chasse, le moment, où les lapins sortent de leur terrier.
Sur les bords du fleuve, j’en débusque trois. J’en attrape un par le cou et le rapporte fièrement aux enfants. Les deux autres sont capturés par les grands. Je n’ai pas entendu de coup de feu et pourtant le résultat est là. J’ai bien travaillé. J’ai droit à plein de caresses. Il est vrai que je n’ai rien perdu de mon savoir faire.

Mon maître doit me chercher. J’aurais aimé qu’il me voie chasser. Il est sûrement très fâché, mais que c’est bon d’être libre et puis ici aussi, ils sont gentils avec moi. Ils m’ont adoptée. Ce que je n’apprécie pas toutefois, c’est d’être attachée à une remorque. A la maison, je peux courir librement partout dans le jardin.
Fatiguée de cette journée d’aventure, je m’endors repue d’une grosse soupe au pain et à la viande.

Le jour se lève. La lumière envahit mes yeux. Où suis-je ? Ah oui avec ces gens qui m’ont prise avec eux. J’ai dormi, à même le sol, sous le plancher de la drôle de remorque habitée.
Il me faut toujours un toit au dessus de moi pour bien m’endormir.
Tout petite, quand mon maître m’a ramenée à la maison, j’ai pleuré des nuits entières. Je n’avais plus ma maman, mes frères et mes sœurs près de moi. Ils me manquaient. Je dormais dans un panier sans rien au dessus de moi, près du chauffage. Un soir, mon maître qui ne supportait plus de m’entendre, a placé ma couche sous son établi, ce qui m’a fait un abri, comme une petite  niche. Je me suis tout de suite endormie, me sentant protégée par ce toit de bois. Depuis, je dors toujours là. Certes le panier a grandi avec moi, mais mon abri nocturne n’a pas changé.

Que de mouvement autour de moi ! Les hommes, les femmes, les enfants s’affairent à tout ranger. On attache les maisons à roulettes derrière les petits camions blancs. Ils vont partir.
Et moi, vont-ils me garder avec eux ou me rendre ma liberté ? Ils ne s’occupent pas de moi. Ils ont trop à faire à tout préparer. J’ai l’impression de voir mon maître lorsqu’il remplit la voiture à ras bord avant de partir en vacances.
Je suis toujours attachée. Vais-je devoir courir derrière,  tenue par cette maudite corde, comme j’ai dû courir en laisse derrière la mobylette de l’homme en uniforme ? Je suis inquiète. Je tremble. Et soudain, les enfants viennent à moi, me détachent de la tige de fer, mais tiennent fermement la corde. Ils ouvrent la porte avant du premier petit camion, m’invitent à monter. Je ne me fais prier et saute sur le siège avant.
Avec mon maître, je n’ai jamais eu ce droit. La seule autorisation que j’ai, c’est de grimper dans la remorque tirée par le petit tracteur vert qui sert aussi à couper l’herbe. De là, assise sur mon arrière-train, je domine tout le jardin. Les chats  me regardent passer d’un air à la fois envieux et inquiet. Quel bonheur ! Je suis fière de ce privilège. Et cela amuse mon maître et ma maîtresse et fait beaucoup rire les enfants.

Assise confortablement sur le siège avant entre le chauffeur et sa femme, je regarde défiler le paysage, les champs, la route qui serpente, les haies et les petits bois. Les autres camions qui tirent les maisons nous suivent. Nous roulons doucement. Où allons-nous ? Je ne le sais pas. Le savent-ils eux mêmes ? J’espère que là où nous nous arrêterons, il y aura encore des lapins et peut-être des canards.
Nous traversons une sorte de petit pont et très vite le convoi stoppe. Le fleuve semble proche, mais on ne le voit pas. Il est caché derrière une grande butte de terre toute verte.
Dès leur arrivée, les voyageurs s’installent, décrochent les maisons et m’attachent à nouveau.
J’ai droit à une bonne soupe. Je crois qu’il y a un peu de lapin rôti dedans. C’est bien normal, c’est moi qui ai fait le travail !
Les petits camions s’en vont. Seul restent quelques femmes âgées et les enfants  qui viennent jouer autour de moi. Je passe un bon moment avec eux.

Le soleil baisse doucement au couchant. Juste à côté de nous, s’étend un grand terrain plat et vert. De jeunes hommes arrivent bruyamment  en voiture ou en mobylette. Quelques minutes après, ils commencent à taper avec leurs pieds dans un ballon. J’entends des cris, des rires, des applaudissements.
Cela me rappelle cette soirée à la maison. Moi j’étais couchée sur le perron. Les chats avaient réussi à rentrer dans le séjour sans que je ne les voie. Mon maître regardait la télévision  avec le gros minet sur ses genoux. J’étais très jalouse, même si je ne le montrais pas, car  eux, ces chats espiègles, voleurs de poulets cuits sur la table, avaient le droit de dormir sur les canapés, mais pas moi. Il ne paraît que je ne sens pas toujours très bon. Ben oui, les chats font leur toilette tous les jours, ils se lèchent des heures entières. Moi, j’ai parfois droit à un bain avec un savon spécial. Mais je n’aime pas cela. Ca me pique les yeux et la peau à travers les poils. Je préfère me rouler dans l’herbe ou dans la terre. C’est encore meilleur quand je trouve une belle carne. Ca sent bon le gibier et pourtant mes maîtres trouvent que cela pue très fort.
J’observais toutefois du coin de l’œil ce qui se passait à l’intérieur, car la grande porte était ouverte. Je somnolais d’un œil.
Et tout d’un coup, des cris de joie. Mon maître était  debout. Il sautait en l’air, tapait dans ses mains, ma maîtresse aussi. Le chat qui crut que ces hurlements  s’adressaient à lui, s’enfuit et alla se réfugier sous la table de la cuisine. Bien fait pour lui. Moi, je n’aurais jamais eu peur. J’aurais sauté de joie sur les jambes de mon maître.
Un peu plus tard, ils se remirent à gesticuler et à crier et un peu plus tard encore, une troisième fois. J’entendis dans la télévision un grand coup de sifflet, un peu comme celui que mon maître utilise pour me rappeler quand je vais trop loin, et des applaudissements, des chants à toute force, des gens qui hurlaient de joie.
Que s’était-il passé ? A la télévision, des hommes en short avec des maillots bleus avaient couru après un ballon, comme ici  sur le grand terrain vert. Peu après dans le village, j’ai entendu plein de cris, des gens qui chantaient, des klaxons. Il y a même eu des détonations de pétards, pas des coups de fusil, parce que moi je sais reconnaître les pétards du bruit d’un fusil. Et puis, la saison de la chasse n’avait pas encore commencé, il faisait encore trop chaud.

Les hommes en uniforme reviennent. Ils n’ont pas l’air d’être tout à fait les mêmes. Nouvelle discussion avec le père et les femmes. C’est encore plus animé cette fois.
Nous allons sûrement repartir demain pour un nouveau voyage. Dommage, ici ça sent bon le lièvre et le canard.
Finalement, mes amis vont rester une nuit de plus.

Au crépuscule, les hommes se regroupent autour du feu, les femmes et les enfants les entourent et ils se mettent à chanter longuement. Les airs sont tellement mélodieux et apaisants qu’ils ne me font pas hurler.

Le soir, nous allons à la chasse. Je suis encore meilleure et découvre un grand lièvre en bauge, que je fixe le temps d’un seul coup de feu, qui retentit dans la nuit. Demain, il sera dans la casserole. J’espère en manger un morceau.

Nouveau départ, je suis toujours autorisée à m’asseoir sur le siège avant. Nous traversons un pont très long, tout en pierres. Devant moi de grandes maisons hautes, qui semblent très vieilles. On dirait des pigeons qui volent entre les toits bleu foncé.
Très vite, nous partons sur une route que je ne reconnais pas. Les paysages changent, le fleuve n’est plus là. Alternent de grands champs aux fleurs jaunes qui sentent fort, un peu comme un parfum de moutarde et de fromage mélangés, des petits bois en fleurs qui abritent des ruisseaux. Que j’aimerais me balader là, guidée seulement par mon nez ! Il doit y avoir tant de gibiers à découvrir.
Plus tard, sur une petite rivière, j’aperçois une grande maison carrée avec une roue qui baigne à moitié dans l’eau.

Au bord d’une route encore plus large et plus droite, avant d’arriver à un village, un immense monument en pierres en forme de croix posé sur un socle rond domine une butte enherbée. Il est entouré de grilles de couleur claire et des grands arbres. Je le reconnais. Alors que j’étais en voiture avec eux, mon maître et ma maîtresse se sont arrêtés, sont descendus et sont restés là longtemps silencieux devant le monument.
Le camion va si vite que l’édifice échappe rapidement à mon regard. Nous traversons plusieurs villages. Nous suivons des routes parfois sinueuses et les paysages changent : plus de petits bois, que des grands champs verts qui portent des plantes déjà hautes avec des grains au sommet de leur tige.  J’en vois à perte de vue. Ils ondulent doucement sous le vent léger. Je reconnais un carré de carottes avec, au bord, de petites niches en bois pleines d’abeilles et sûrement de miel. Et là, on dirait de gros radis comme mon maître cultive parfois dans le jardin. Et à côté, un immense champ de pommes de terre comme celui que récolte notre voisin. Plus loin, de petits maïs parfaitement alignés par rang. Cachés au pied de leurs grandes tiges feuillues viendront bientôt s’abriter des perdreaux que j’aime tant pousser vers les espaces dégagés où les attendent les chasseurs.

Et là devant moi, après avoir encore roulé, je découvre une drôle de maison ronde avec un toit pointu. Elle porte de grandes ailes qui ressemblent à celles de ces gros avions que je vois souvent passer très bas  au dessus de ma tête, en faisant un bruit assourdissant. Ses ailes tournent doucement en rond sur elles-mêmes, mais on ne les entend pas. Est-ce une maison ou un avion ou les deux à la fois ? Une habitation volante peut être ? Mais elle reste immobile. Nous nous installons tout près de l’édifice.

Je commence à m’ennuyer. J’aimerais bien rentrer à la maison maintenant, mais je ne sais plus où je suis. Et puis comment pourrais-je revenir sans me faire gronder. La dernière fois que je suis partie pendant plusieurs jours, je craignais que mon maître crie très fort après moi. J’ai peur quand il fait sa grosse voix. Je sais bien que j’ai désobéi, que j’ai fait une bêtise, mais c’est plus fort que moi.
Je n’osais pas rentrer et ne savais comment accéder à la maison. Toutes les portes étaient fermées  et le petit portail aussi. Alors, je me suis assise une journée entière au milieu du champ, près du fleuve, dans un espace bien dégagé pour que mon maître, ma maîtresse ou les enfants me voient de la maison. J’ai attendu, attendu sans bouger. Allaient-ils me voir ? Allaient-ils me reconnaître au loin ? Comment mon maître allait-il réagir ? J’étais très inquiète, mais résolue à rentrer à la maison. Et le soir, juste avant de fermer ses volets, il m’a aperçue dans la pénombre. Il est alors descendu en courant vers moi et a crié : « Fanny, Fanny, viens, viens mon chien ». J’ai foncé vers lui, il accouru vers moi. Il semblait heureux de me retrouver après plusieurs nuits. J’ai eu droit à des caresses, comme pour me dire qu’il ne m’en voulait pas ou pas trop. Une grosse gamelle de croquettes au poulet m’attendait. Ce fut un vrai délice. Il resta près de moi pendant mon dîner. Ma maîtresse le rejoint et les enfants aussi. Ils me firent la fête comme jamais.
Je dormis une nuit et un jour entier ensuite, tant j’étais épuisée par cette longue escapade. En serait-il de même aujourd’hui ? Faudrait-il encore que je trouve le moyen de me libérer et que je repère le chemin de ma maison ! Je ne sais plus où je suis et je reste solidement attachée par une corde.

Pendant deux jours, plus de chasse. Les femmes tressent leurs osiers, les petits jouent autour du feu et les hommes partent toute la journée avec leurs camions. Et moi, j’attends. J’attends mon maître, un signal pour fuir et le rejoindre. Je n’en peux plus d’inquiétude  et d’impatience. Je veux revoir les enfants de ma maison, jouer avec eux, même avec le tuyau d’arrosage, manger à ma faim de bonnes croquettes, imposer mon ordre aux chats, sentir les parfums de la Loire, répondre par mes aboiements à mes congénères du village… Vivre quoi ! Avec ceux que j’aime. Mais où sont-ils ? Pourquoi ne viennent-ils pas me rechercher ? Suis-je si loin d’eux ? Ne veulent-ils plus de moi ?
Un homme est venu hier. Il m’a observée, m’a retournée dans tous les sens, m’a touchée en dessus, en dessous, puis il a discuté longuement avec le père, celui qui porte un grand chapeau. Ils n’avaient pas l’air d’accord. En partant, il m’a regardée encore en tournant la tête vers moi. Il avait l’air très fâché.
Mon maître, viens vite me chercher, car ils vont bientôt me vendre à un inconnu !

Les jours sont longs et toujours aucune solution pour prendre la fuite. Et j’irais où ?
Et cette grande maison avec ses ailes tournantes qui finit par me faire peur.

Une petite voiture grise s’est approchée des maisons à roulettes. Je la reconnais. C’est la voiture de ma maîtresse, celle qui est garée la nuit dans l’entrée du jardin sous l’abri aux chats. Peut-être est-ce ma maîtresse ? M’aurait-elle retrouvée ? Comment a-t-elle fait ? Une femme avance d’un pas alerte jusqu’au feu du camp. Oui, c’est elle ! Je sors en sautant de mon abri de fortune et aboie de toutes mes forces au bout de ma corde comme pour lui dire : « regarde, regarde moi, je suis là ! Viens vite me détacher !
Elle se tourne vers moi. Elle m’a sûrement reconnue, mais ne vient pas à moi. J’aboie encore plus fort à en perdre le souffle. Ce n’est pas possible, elle ne peut pas m’abandonner là à mon triste sort ! Que fait-elle ?
Elle discute longuement avec les femmes et moi, je m’égosille toujours à l’appeler.
Soudain, je la vois ouvrir son sac et sortir un petit papier clair qu’elle tend à une femme, qui commence à sourire. Elles discutent encore. Mais que font-elles ? Ma maîtresse sort alors un deuxième petit papier clair de son sac.
Et j’entends : « cela suffit maintenant ! »

Elle vient vers moi. « Vilaine Fanny, qui nous fait courir. On t’a cherchée partout pendant huit jours. T’es trop vilaine ! Allez viens, tu rentres à la maison. » Elle ouvre la porte arrière de la voiture. Je saute d’un bond dans le coffre qui communique avec les places arrière, sans demander mon reste. Les enfants me regardent partir en me faisant de grands coucous et en courant derrière l’auto.
Assise sur mon postérieur, je vois s’éloigner, à travers la vitre arrière, les grandes ailes qui tournent au gré du vent.

Fanny